La transformation de la voie professionnelle
Le lycée professionnel et ses mutations à l’heure de la promotion de l’apprentissage et de la transformation de la voie professionnelle.
Une pluralité d’interrogations pour repenser la démocratisation scolaire
Aziz Jellab[1]
Alors que l’enseignement professionnel secondaire n’a traditionnellement guère suscité l’intérêt des chercheurs en sciences sociales, on assiste, ces dernières années, à un regain d’intérêt pour cet ordre de formation, un intérêt dont les raisons sont plurielles, couvrant tout autant des interrogations sur ses fonctions et ses finalités sociales et économiques, que des questionnements autour de sa contribution à l’élévation des niveaux de qualification et, d’une certaine façon, à la démocratisation scolaire (Jellab, 2009 ; 2017). L’enseignement professionnel couvre différents ordres de formation, qu’il s’agisse des lycées professionnels (LP), des centres de formation d’apprentis, des maisons familiales et rurales ou encore, et par extension, les institutions de formation d’adultes (GRETA, AFPA, CNAM…) ainsi que plusieurs milliers (plus de 60000) d’organismes de formation en France. Nous avons choisi de focaliser notre attention sur l’un des ordres les plus emblématiques de l’enseignement professionnel à savoir le LP. Scolarisant près du tiers des lycéens en France, le LP occupe une position pour le moins paradoxale au sein du système scolaire. Il contribue de plus en plus au processus de démocratisation scolaire puisqu’il forme trois bacheliers sur dix, tout en conservant l’image d’une institution peu valorisée, parce qu’il n’accueille pas les meilleurs élèves de collège ; il doit accueillir tous les élèves ayant un projet professionnel et incarne, dans le même temps, le contexte à l’égard duquel les plus vifs ressentiments liés à l’orientation sont manifestes ; il est censé préparer ses publics à l’insertion professionnelle et, dans le même temps, la demande de poursuite d’études dans le supérieur ne cesse de progresser ; il connaît davantage de faits de violence et d’incivilités et, concomitamment, il contribue à la réussite des élèves, au prix de pratiques pédagogiques plus ou moins efficaces. Ces paradoxes caractérisant le LP prennent une autre signification lorsque l’on relève que la part des élèves issus de milieu populaire y est prédominante, et ce, au moment où la classe ouvrière perd du terrain au profit de l’essor de la catégorie des employés. De ce fait, et la tertiarisation du marché du travail et avec elle, le brouillage et l’invisibilité des métiers aidant, les élèves de LP sont moins soutenus symboliquement par un milieu social et familial bien au fait des réalités de l’emploi et du marché du travail.
Le fait que le LP dispense des savoirs professionnels, qu’il soit ouvert sur le monde du travail et qu’il use de techniques dont le caractère productif est proche de l’activité professionnelle réelle, donne à voir l’existence de deux formes : l’une, scolaire, réfère surtout aux savoirs généraux décontextualisés ayant une finalité culturelle (à vocation universelle) ; l’autre forme est « professionnelle » puisque les savoirs qu’elle couvre se veulent proches de leur application, voire concrètement utilisables. Dans cette perspective, l’apprentissage détaché de la pratique qui a fondé l’histoire de la scolarisation ne suffit pas pour qualifier l’enseignement professionnel en milieu scolaire. On ne peut dissocier la socialisation scolaire des activités et des apprentissages auxquels elle donne lieu. Inversement, ces activités et apprentissages contribuent à la transformation de soi et des rapports construits avec autrui.
Les paradoxes d’un appel récurrent à la valorisation de la voie professionnelle
Alors que la voie professionnelle et plus spécifiquement le lycée professionnel (LP) ne suscitent que peu d’intérêt de la part des chercheurs en éducation, on assiste depuis les trois dernières décennies à un appel récurrent à leur valorisation. Cela suppose que l’enseignement professionnel ne bénéficie pas d’une image positive mais interroge du même coup sur les raisons de cet appel, alors même que la création du bac pro en 1985, comme la généralisation de la préparation de ce diplôme en 3 ans, dès 2009, auraient dû rendre cet enseignement plus attractif. Il nous semble clairement que c’est moins à sa valorisation qu’à sa promotion en le rendant plus visible dans sa diversité et complexité qu’il s’agit d’œuvrer. Certes, les LP sont loin d’être des contextes dans lesquels l’enseignement se déroule de manière apaisée tant de fortes tensions les caractérisent, conduisant les enseignants et les personnels d’éducation à une vigilance de tous les instants. Mais ces établissements sont également bien éloignés de l’image souvent péjorative qu’en donnent les médias, au hasard des incidents ou des faits de violence qui défraient la chronique. Nos nombreuses observations menées dans les LP nous ont souvent amené à éprouver un étrange sentiment suscité par l’écart entre l’image qu’en donnent les médias et bien des professionnels de l’éducation – nous pensons notamment à une partie des enseignants de collège –, et la réalité des professeurs de lycée professionnel (PLP) et surtout celle des élèves.
Le LP n’est plus l’école des ouvriers
De profonds changements ont affecté le LP ces dernières décennies. A première vue, lorsqu’on compare la position occupée par les LP aujourd'hui à celle des collèges d'enseignement technique, et bien avant encore, des centres d'apprentissage, le contraste est édifiant : au statut dévalorisé et dominé de la scolarité en lycée professionnel s'oppose l'image – certes idéalisée – d'un ordre de formation qui a longtemps transmis le savoir-faire ouvrier, dans une société industrielle en plein essor et où l'espoir de connaître une mobilité professionnelle et sociale ascendante avait de fortes chances d'être concrétisé. Le déclin de la classe ouvrière, la scolarisation de la formation professionnelle des ouvriers, prise dans la tourmente de la massification, et le développement massif d'un chômage touchant fortement les milieux populaires, conduiront au discrédit de ce que l'on appela jadis « l'enseignement technique court ». Ils renforceront le sentiment d'une chute que connaissent beaucoup d’élèves entrant dans les lycées professionnels.
Des ouvriers devenus professeurs : quand l’enseignement professionnel assurait une promotion sociale
Les professeurs de l’enseignement technique et professionnel ont eu progressivement un statut de fonctionnaire. La Direction de l’Enseignement technique décide en 1950 de fonctionnariser les enseignants du technique et du professionnel par tranches de 10% ; ceux de l’enseignement général le sont à partir de 1951. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on dénombre plus de 800 centres de formation professionnelle qui sont mis à contribution par une politique étatique soucieuse de promouvoir la formation des ouvriers et des techniciens. Les besoins économiques (en matière d’équipement et de consommation) sont identifiés et la politique interventionniste de l'Etat-providence accélère l'institutionnalisation de la formation des ouvriers. L'enseignement professionnel devient un objet de consensus entre les différents partis politiques, même si le parti communiste est le seul à y voir un « enseignement de la classe ouvrière » (Troger, Ruano-Borbalan, 2005).
Deux diplômes emblématiques sont préparés au LP : le CAP et le baccalauréat professionnel
On ne saurait penser l’expérience scolaire des élèves de LP ni le travail des enseignants indépendamment des transformations sociales ayant conduit à faire de la figure de l’ouvrier une image bien lointaine, agissant à l’arrière-plan d’un imaginaire social révolu. C’est entre cette histoire collective et un quotidien scolaire traversé par différents paradoxes que les élèves et les enseignants doivent construire des conduites adaptatives à l’efficacité plus ou moins incertaine.
Le baccalauréat professionnel, un diplôme hautement symbolique
Les évolutions du marché du travail et l’émergence de nouvelles compétences, exigées par les situations professionnelles, conjuguées au projet politique d’une élévation des niveaux de qualification (avec le slogan « 80% d’une classe d’âge au niveau bac »), ont pesé sur la création d’un diplôme d’un nouveau genre, le baccalauréat professionnel. La création du baccalauréat professionnel a été l’aboutissement d’un processus complexe engageant différents acteurs, mais exprimant une initiative politique relativement autonome. Cette création ne fut pas sans controverses comme le montre bien Antoine Prost (2002). Des désaccords opposaient différents acteurs sur les finalités ambiguës d’un tel diplôme (un titre permettant l’insertion professionnelle ou la poursuite des études ?), ainsi que sur les nouvelles revendications salariales des diplômés de niveau IV. La création de ce diplôme répondait à différents enjeux, parmi lesquels la valorisation de la voie professionnelle. L’usage du terme « baccalauréat », qui consacre « l’ouvrier bachelier » (Eckert, 1999), correspondait peu aux attentes patronales en quête d’une nouvelle qualification ouvrière mais faisait écho à des enjeux de valorisation de l’image de la voie professionnelle. C’est davantage le syndicat des proviseurs de LP, soucieux de redorer l’image du LP, qui influencera le ministère de l’Education nationale pour la création de ce diplôme.
La création du baccalauréat professionnel a aussi amené les pouvoirs publics à repenser le recrutement et la formation des PLP (en créant le statut de PLP2 exigeant un niveau Bac + 3 ou Bac + 2, assorti d’une expérience professionnelle). Si ce changement du mode de recrutement n’a pas conduit, comme le pensait Lucie Tanguy, à réduire les enseignants à des transmetteurs de savoirs techniques, il a, en revanche, eu pour conséquence de renforcer un regard plus scolaire quant à l’avenir des élèves : la critique du monde des entreprises, assez répandue chez les PLP, ne peut se comprendre qu’au regard du processus d’élévation des niveaux de recrutement mais aussi, de la scolarisation de l’enseignement professionnel. Cela conduit parfois à ne définir l’émancipation des élèves qu’au regard de la poursuite des études à l’issue du baccalauréat professionnel.
Au terme de trente-cinq années d’existence, le bilan autour du baccalauréat professionnel reste mitigé. Les titulaires de ce diplôme, notamment dans le domaine de la production, sont plus souvent ouvriers et rarement techniciens. On relève aussi qu’un même diplôme, tel que le baccalauréat Pilotage des systèmes de production automatisée (PSPA), donne lieu à des statuts et à des usages professionnels variés. Emmanuel Quenson (2004) a montré comment la segmentation des industries de process conduit, selon les entreprises, à ce que les diplômés du baccalauréat professionnel PSPA exercent soit des emplois d’exécution, soit des emplois qualifiés, proches de ceux des techniciens. Les usages du diplôme sont très inégaux. Ce diplôme est différemment accueilli selon les milieux professionnels. Comme le montrent Floriani & al. (2009), ce diplôme est devenu une référence dans certains domaines professionnels, quand dans d’autres, il est peu existant ou valorisé. Seules dix conventions collectives mentionnent ce diplôme au sein de leurs critères classants (automobile, assurances, aéraulique-thermique, commerce de gros, bâtiment, bois, métallurgie, commerce de détail, aide à domicile).
Mais sur un autre registre, celui de la poursuite des études, et le constat se confirme depuis 2008, plus de 25% des titulaires de ce diplôme entament des études supérieures. Elle contribue à valoriser la voie professionnelle mais engendre le risque d’exclusion du marché du travail pour les titulaires du seul baccalauréat professionnel. En effet, les employeurs en France continuent, globalement, à valoriser le diplôme lors du recrutement et de ce fait, si la majorité des bacheliers professionnels poursuivaient des études dans l’enseignement supérieur, ceux qui se présenteraient directement après le baccalauréat sur le marché du travail enverraient un signal négatif aux potentiels recruteurs (Jellab, 2015).
Le CAP, un diplôme au statut paradoxal
Diplôme incarnant historiquement la reconnaissance tout autant par l’Etat que par les milieux patronaux des savoirs et savoir-faire dont il atteste, le CAP a longtemps constitué le symbole princeps de l’excellence ouvrière. Baptisé en 1911 « Certificat de capacité professionnelle », le CAP était dans un premier temps réservé aux seuls jeunes apprentis, avant d’être étendu en 1919 (loi Astier qui instaure les cours professionnels) aux élèves des écoles techniques. A partir de 1936, le CAP deviendra très attractif du fait de sa position dans la reconnaissance des qualifications ouvrières. Ainsi, on comptait à peine 5000 reçus en 1927, tandis qu’en 1939, ils étaient plus de 27000 ! De la Seconde Guerre mondiale aux années quatre-vingt-dix, le CAP sera essentiellement sous la contrôle du système scolaire tant au plan de la formation que de celui de la certification. L’essor du CAP dont les effectifs approchent les 100000 dès 1953 – 200000 en 1968 et près de 300000 en 1986 – doit à la forte structuration de l’offre de formation au sein des centres d’apprentissage. Pendant plusieurs décennies, le taux de réussite au CAP ne dépassait pas les 60%. Le taux de réussite de 70 % est atteint pour la première fois en 1995. Il avoisine les 82% en 2010.
Avec le développement de l’apprentissage en alternance, des candidatures libres et de la formation continue, le CAP est délivré selon différentes modalités et voit son public se diversifier.
Le CAP, qui fit l’identité même et la « fierté » des ouvriers, a largement perdu de sa légitimité, constituant aujourd’hui un premier niveau de qualification pour les élèves les plus démunis scolairement (et socialement), notamment ceux qui sont issus de l’enseignement spécialisé ou adapté de collège.
On remarque néanmoins ces deux dernières années que le CAP a enregistré une augmentation de ses effectifs (+26000 élèves en 2012). Cela tient moins à son attractivité qu’au fait qu’une partie des élèves de 3ème générale les plus fragiles scolairement s’y orientent désormais (il s’agit d’élèves qui auraient intégré antérieurement un BEP). Mais l’on observe qu’au sein des LP, cette filière assure aussi une régulation des flux, notamment lorsque des élèves éprouvent des difficultés en seconde professionnelle, et se voient proposer une réorientation vers le CAP. Comme l’observe Fabienne Maillard, « la présence de sections de CAP apparaît indispensable aux enseignants pour limiter l’hétérogénéité des classes de baccalauréat professionnel, accorder l’orientation au niveau des élèves mais aussi offrir une issue de secours aux jeunes qui peinent à suivre la formation au baccalauréat » (2012, p. 26). Mais il serait hasardeux d’y voir un fait nouveau : en effet, le CAP a constitué depuis plusieurs décennies un diplôme de « repli », sorte de seconde chance accordée aux élèves qui peineraient à obtenir un diplôme plus exigeant. Ce fut le cas avec la création du BEP en 1966, diplôme certes de niveau V mais préparant à un « corps de métiers », et accordant une large place à l’enseignement technologique. De ce fait, une partie des élèves scolarisés en BEP risquaient de quitter le collège d’enseignement technique – ou le LP – sans diplôme. Voilà pourquoi le ministère de l’Education nationale autorise dès 1966 les candidats à se présenter à la fois au BEP et au CAP.
La généralisation du baccalauréat professionnel en 3 ans a conduit à l’abandon progressif du parcours BEP, ce qui explique la chute des effectifs de ce diplôme. Ainsi, le baccalauréat professionnel et le CAP constituent, respectivement, 77,2 et 17% des élèves du second cycle professionnel. Préparé désormais en 3 ans après la classe de 3ème, aligné symboliquement sur les autres baccalauréats en termes d’investissement temporel, le baccalauréat professionnel semble avoir attiré un nouveau public, celui-là même qui s’était classiquement détourné du LP pour rejoindre les filières technologiques.
On constate que la part des élèves préparant un baccalauréat professionnel s’accroît de manière significative, surtout entre 2009 et 2011. S’il existe « un effet de structure », lié notamment au chevauchement entre deux parcours – bac pro en deux ans après le BEP et bac pro en 3 ans après la 3ème – et rendant compte de la différence entre 2010 et 2011, il ne constitue pas le seul facteur explicatif. La mise en place d’un baccalauréat préparé en 3 ans après la classe de 3ème a eu un effet d’appel sur une partie des élèves qui, tout en aspirant à poursuivre des études supérieures, considèrent que le LP leur assure un « compromis » entre école et apprentissage professionnel. Au moment où le baccalauréat professionnel enregistre une augmentation de ses effectifs, le baccalauréat technologique connaît une baisse de son public (entre 2009 et 2011, parmi l’ensemble des effectifs de terminale, la part des élèves scolarisés en STG et en STI passe respectivement de 13,2 et 6,1 à 11,7 et 5,4%).
Une orientation sélective
L’épreuve sans doute la plus significative que les élèves vivent à l’entrée du LP est celle de l’orientation qui les y a amenés. Elle condense tout autant les effets négatifs d’une massification ayant précipité la dévalorisation du LP et de son public, que le ressentiment porté par les élèves et les enseignants, ces derniers reprochant à l’institution scolaire l’opacité des procédures d’orientation et le durcissement de leur caractère sélectif.
Les filières du tertiaire et notamment celles de la coiffure, de l’esthétique et de la restauration continuent, depuis plus d’une décennie à être attractives. Il faut néanmoins souligner que le taux de pression en CAP cache de fortes disparités quant au niveau scolaire des élèves : en effet, un CAP tel que coiffure recrute essentiellement des élèves issus de troisième générale – parfois de seconde générale et technologique –, et dont le niveau scolaire est supérieur à la moyenne de l’ensemble du public intégrant un lycée professionnel. Les CAP tels que celui de maçon, d’agent polyvalent de restauration, recrutent essentiellement des élèves issus de l’enseignement adapté (de SEGPA en l’occurrence). Par ailleurs, le choix d’orientation est bien réel, ce qui n’est pas le cas des autres spécialités, même lorsqu’elles connaissent un taux de pression supérieur à 1. Ainsi, lorsque des élèves de classe de troisième générale demandent un CAP plus ou moins convoité, leur niveau scolaire est bien souvent « moyen », voire « faible », de sorte que le choix exprimé manifeste tout autant une forme de résignation que le repli sur un domaine professionnel moins disqualifié.
Une orientation marquée par le genre
L’orientation vers le LP reste fondamentalement marquée par la hiérarchie des filières et des spécialités, mais aussi par une répartition sexuée selon les champs professionnels. Cela n’est pas sans incidence sur le rapport aux études et sur la relation aux enseignants, filles et garçons ne manifestant pas les mêmes attentes. Cette hiérarchie contribue aussi à asseoir la réputation des établissements et à peser sur les politiques scolaires. En effet, à côté du ministère de l’Education nationale et des régions – celles-ci ont compétence, depuis 1993, en matière de définition de la carte des formations –, la demande sociale façonne la hiérarchie entre les LP, voire à l’intérieur de chaque établissement. La réputation des établissements suit en quelque sorte la demande et induit aussi des effets sur la gestion des ressources humaines (par exemple, au niveau des demandes de mutation exprimées par les enseignants et les personnels d’éducation).
A l’inverse des filières générales et technologiques qui accueillent davantage de filles que de garçons, ces derniers sont majoritaires dans la voie professionnelle. A la rentrée 2015, ils sont 372719 garçons (56,9%) et 282324 filles (43,1%). La répartition dans les spécialités et les domaines professionnels reste très sexuée : en 2015, dans les CAP relevant des métiers de la production, la part des filles est de 19,2%, contre 67,3% dans les spécialités des services ; au sein du baccalauréat professionnel et BMA (brevet des métiers d’art), la part des filles dans les spécialités de la production est de 11,9% contre 65,9% dans les spécialités des services.
De l’orientation contrainte à l’affiliation aux études en LP
Même si la généralisation du bac pro 3 ans a redoré l’image du LP, l’orientation vers cet ordre d’enseignement reste fondamentalement vécue sur le mode d’une sanction négative d’un parcours au collège. Bien qu’elle concerne les enseignants de LP, mais sous un autre angle, l’orientation en fin de collège fait souvent l’objet d’un ressentiment chez la plupart des élèves. Le sentiment de chute en LP introduit une discontinuité avec la scolarité antérieure, discontinuité qui peut soit donner lieu à un « nouveau départ » positif, soit enfermer l’élève dans un échec scolaire fonctionnant comme un interdit d’apprendre. Si l’orientation jalonne douloureusement l’arrière-plan de l’expérience scolaire, elle devient aussi son horizon dans la mesure où elle peut être affectée de valeurs positives : en collège, le « travaillez sinon vous serez orientés » (Prost, 1981), devient en LP « travaillez et vous serez orientés », en l’occurrence vers l’enseignement supérieur court.
De la rupture avec le collège au nouveau départ
Pour les élèves entrant en LP, la scolarité est souvent vécue sur le mode de la rupture avec le collège. La plupart des élèves de LP ont fait l’expérience d’une sorte de rupture symbolique avec le collège que consacre l’orientation, vécue par nombre d’entre eux sur le mode d’une sanction de type scolaire. Ce qui apparaît clairement lorsqu’on interroge les élèves, c’est une certaine opacité et faible lisibilité des procédures d’orientation (des élèves évoquent un « dossier d’apprentissage perdu », d’autres déclarent ne pas comprendre que le conseil de classe ait donné son accord pour une orientation en mécanique automobile ou en esthétique, alors qu’ils se retrouvent dans une spécialité non choisie !). En tant qu’objet discursif, l’orientation est souvent invoquée pour expliquer l’absentéisme, les tensions entre élèves et enseignants, la violence, les ruptures de scolarité, etc. L’entrée en LP préfigure deux tensions majeures : la première réfère à la scolarisation des savoirs et des contenus de formation qui s’est renforcée, ce qui entre en tension avec l’image ancrée d’un apprentissage « pratique » en LP. Cela exige de la part des enseignants et des équipes éducatives de l’innovation, mais aussi un usage approprié des dispositifs (tels que l’accompagnement personnalisé) ; la seconde tension est celle qui procède des conséquences de l’élévation des niveaux de qualification : elle renforce d’une part le stigmate affectant les « bas niveaux » de qualification, le CAP en l’occurrence ; elle conduit, d’autre part, à l’émergence d’autres aspirations que l’institution scolaire entretient sans pour autant en garantir la réalisation (la poursuite des études dans l’enseignement supérieur redessine les missions du LP et les attentes sociales à son égard).
Une diversité des formes de rapport aux savoirs
Approcher l’expérience scolaire des élèves de lycée professionnel à partir de leur rapport aux savoirs permet de mettre en évidence la pluralité et la diversité de leurs manières d’être aux études.. Conceptualisée et développée, sous un angle sociologique, par Bernard Charlot (1987 ; 1997), la notion de « rapport au(x) savoir(s) » s’inscrit dans un regard constructiviste, dans lequel les apprentissages scolaires n’ont de sens qu’au regard des apprentissages sociaux, mais aussi de la biographie de chaque élève en tant que sujet. Le rapport aux savoirs en lycée professionnel s’élabore à l’aune d’une confrontation avec des activités scolaires et professionnelles – selon leur spécificité, produire une pièce ou aseptiser un local ne relèvent pas des mêmes compétences, et ne donnent pas à voir les mêmes effets que rédiger une synthèse à partir de documents ou résoudre un problème en mathématiques –, qui est aussi inscrite dans des interactions pédagogiques et avec des pairs. Ainsi, lorsqu’on interroge les élèves sur ce qu’ils pensent apprendre en LP, ils évoquent en premier lieu les domaines professionnels, ce qui ne signifie pas qu’ils y adhèrent subjectivement. Le point de vue de l’élève sur sa scolarité est fortement structuré par la spécialité de sa formation (par exemple, les élèves scolarisés en hôtellerie-restauration évoquent la « politesse » et la « communication », tandis que ceux qui préparent un CAP ou un baccalauréat professionnel dans le domaine du bâtiment évoquent la « solidarité », le travail « bien fini »…). Les élèves se confrontent ainsi à des activités nouvelles qui suscitent, chez nombre d’entre eux, un intérêt et façonnent progressivement leur regard sur le LP. La valorisation récurrente de l’apprentissage « pratique » traduit souvent le degré d’emprise qu’ils pensent exercer sur des consignes, des injonctions et des situations pédagogiques, ce qui contraste avec une expérience scolaire traditionnelle, celle qu’ils ont connue au collège, et vécue sur le mode de la contrainte, de l’ennui et de l’évaluation négative.
Les nombreux entretiens menés avec les élèves (plus de 800 entretiens en l’espace d’une vingtaine d’années), mettent en lumière des dynamiques socio-subjectives tenant à l’histoire biographique et aux rencontres qui façonnent la tournure prise par leur expérience. A l’image du profil sociologique des publics de LP, la plupart des élèves interrogés proviennent de milieu populaire, rarement des classes moyennes et encore moins des catégories favorisées.
CAP
Bac pro/BMA
Agriculteurs
0,9
1,2
Artisans, commerçants
7
9,5
Prof. libérales, cadres
3,8
7
Prof. Intermédiaires
7,5
11,1
Enseignants
0,6
1
Employés
16,7
19,1
Ouvriers
38,1
35,6
Retraités
2,7
2,7
Inactifs
22,5
12,7
Les élèves du second degré professionnel – public et privé – selon l’origine sociale
(Source : Repères et références statistiques, DEPP, 2016, 93)
Un rapport pratique aux savoirs
La plupart des élèves interrogés associent l’apprentissage au LP à l’acquisition de savoir-faire, de compétences professionnelles regroupées sous le terme générique de « métier ». Le sens des études devient alors suspendu à ce que le LP est censé transmettre comme connaissances et savoirs, de sorte que tout ce qui semble éloigné de la « pratique » et du métier suscite une faible adhésion. Les élèves opposent ainsi l’enseignement général à l’enseignement professionnel, ceux-ci leur apparaissant plus légitimes. Le baccalauréat professionnel en 3 ans n’a pas atténué cette tension, en dépit d’une plus forte articulation pédagogique entre l’enseignement général et l’enseignement technologique et professionnel (par exemple à travers le mode d’évaluation et l’existence d’un enseignement général lié à la spécialité). Le rapport pratique aux savoirs caractérise cette expérience dans laquelle l’élève reste plus centré sur les apprentissages professionnels jusqu’à surestimer les périodes de formation en milieu professionnel au détriment des savoirs généraux, voire de l’enseignement technologique. Ce rapport pratique – très répandu chez les élèves de CAP, et dominant chez les élèves de baccalauréat professionnel, en particulier dans les filières industrielles, en commerce et en vente – rappelle la forme « orale-pratique » observée par Bernard Lahire (1993), dans la mesure où il fait référence à un rapport non objectivé au langage (dire et faire sont synonymes), et où il est surtout manifeste chez les élèves éprouvant des difficultés face à l’écriture. Cependant, et c’est la particularité de l’expérience scolaire en LP, l’objectivation et l’autonomisation du langage ne sont que relatives puisque la construction de compétences – professionnelles en l’occurrence – donne à voir un processus d’appropriation intégrant le « savoir-faire », en même temps que la manipulation d’outils langagiers et symboliques. Le rapport aux savoirs est fondamentalement marqué par un sens utilitariste dans lequel apprendre et agir sur « le monde » (professionnel et social) sont synonymes.
Un rapport réflexif aux savoirs
Si la plupart des élèves de LP sont résolument attachés à ce que les savoirs soient « parlants », qu’ils les ouvrent sur la vie et qu’ils leur permettent d’apprendre un métier, d’autres, moins nombreux, se mobilisent sur l’enseignement général, même si cela varie selon les contenus enseignés (y compris au sein d’un même champ disciplinaire). L’utilité des savoirs, ramenée à des usages (professionnels, « pratiques »….), n’apparaît pas au premier plan de leurs préoccupations. Il s’agit d’un rapport réflexif aux savoirs, et il couvre en réalité plusieurs logiques : l’élève peut valoriser la réflexion devant des situations pratiques en vue d’en maîtriser les enjeux (recourir à des connaissances théoriques pour comprendre le fonctionnement d’une machine programmable, mobiliser des savoirs juridiques en vue de saisir les éléments d’un contrat de travail) ; il peut, dans d’autres cas, manifester un intérêt particulier aux savoirs décontextualisés indépendamment de leurs usages, comme moyens servant l’action (par exemple s’intéresser à l’histoire, à la littérature, aux mathématiques, aux arts…). Mais les entretiens menés avec quelques élèves, résolument mobilisés sur l’enseignement général, sans sous-estimer les enseignements technologiques et professionnels, révèlent que le mobile le plus déterminant tient à la volonté de réussir là où l’on pense avoir échoué au collège. L’élève ayant vécu un échec au collège, redécouvre des contenus en même temps que sa capacité d’y réussir. Cette volonté de réussir subsume le rapport aux savoirs de manière plus marquante chez des élèves ayant un bon niveau scolaire, et projetant de poursuivre des études à l’issue du baccalauréat professionnel. Une partie des élèves manifestant cette forme auraient pu envisager une seconde générale et technologique, mais des résultats « moyens », voire faibles dans certaines matières les ont persuadés qu’une orientation vers le LP serait plus appropriée. De ce fait, la voie professionnelle leur apparaît comme une parenthèse permettant de s’approprier progressivement des contenus faiblement maîtrisés.
Incarnant des connaissances décontextualisées, rappelant fortement l’école, les savoirs sont perçus comme prolongeant l’expérience collégienne. Plus manifeste chez les élèves de baccalauréat professionnel – et chez des élèves de quelques CAP dans les domaines de l’art, de l’esthétique et la coiffure –, le rapport réflexif n’empêche pas la réussite dans les matières professionnelles mais il est souvent concomitant à une faible identification de soi à celles-ci.
Un rapport désimpliqué aux savoirs
Le LP est le plus touché par les faits de violence, par l’absentéisme et le décrochage (ou abandon en cours de formation). En 2010-2011, le nombre d’incidents graves déclarés par les chefs d’établissement du secondaire – et recensés par le système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire (SIVIS) – s’élevait à 12,6 pour 1000 élèves. Ce chiffre atteint 17,4% en LP (contre 14,1 en collèges et 4,6 en lycées généraux et technologiques et lycées polyvalents). Certains établissements sont plus exposés que d’autres (au cours d’un trimestre, 22% des LP ont déclaré au moins 4 actes de violence grave, contre 41% de LP ne déclarant aucun fait de violence). Les atteintes aux personnes sont plus fréquentes en LP et en collège, alors que ce sont les atteintes aux biens et à la sécurité qui prédominent en LEGT. L’absentéisme est également plus élevé dans les LP qu’au sein des LEGT et collèges. Les constats de la DEPP relèvent que « pour les lycées d’enseignement général, la proportion moyenne d’élèves absentéistes sur l’année 2010-2011 s’élève à 6,9%. Pour les lycées professionnels, cette moyenne est de 14,8% » (2012) Si les raisons sont plurielles et complexes, elles procèdent aussi du sens donné aux études et de la difficulté à se penser comme lycéen professionnel (Charlot, Emin, Jellab, 2002). Les élèves qui s’absentent puis quittent parfois le LP manifestent une désimplication scolaire. Certains sont présents en LP mais absents d’un point de vue cognitif. Ils attendent de « changer d’orientation », déclarent « ne pas être à [leur] place », et sont plus susceptibles d’entrer en conflit (avec les enseignants, les camarades de classe…). Désignant l’expérience la plus tendue de quelques élèves de LP, le rapport désimpliqué aux savoirs exprime les effets anomiques d’une expérience dans laquelle l’élève exerce peu d’emprise sur sa scolarité. La forme désimpliquée ne prend pas toujours l’aspect d’une expérience dominée. Les élèves peu impliqués redéfinissent leur rapport au LP, et produisent parfois un discours critique relativement lucide.
Les trois types (ou formes) de rapport aux savoirs – pratique, réflexif et désimpliqué – traduisent des degrés variés de mobilisation – ou non – de l’élève, selon les contenus et les interactions avec les enseignants et les camarades. Là où le rapport pratique aux savoirs pose l’apprentissage du métier et la logique du « faire » comme ce qu’il est légitime d’apprendre, le rapport réflexif consiste à valoriser les savoirs décontextualisés, aux dépens des savoirs et de la pratique professionnels. Le rapport désimpliqué qualifie une prise de distance radicale, doublée d’une critique à l’égard du LP et des études suivies. D’une certaine façon, ces trois postures constituent une expérience à la stabilité fragile, car elle reste soumise à des tensions (difficulté à donner sens et cohérence aux différents contenus). Le quatrième type de rapport aux savoirs, que nous qualifions d’intégratif-évolutif, spécifie une expérience scolaire plus heureuse en LP.
Un rapport intégratif-évolutif aux savoirs
Les savoirs enseignés en LP appartiennent à des champs disciplinaires qui se distinguent, de manière schématique, entre les contenus décontextualisés – en tant que discours constitué sur le monde, traité de manière symbolique, mais aussi à l’aune des spécificités épistémologiques propres à chaque champ de connaissances –, et les contenus désignant des savoirs procéduraux en tant que discours d’action relatif à des domaines professionnels. Les mathématiques ou l’histoire relèvent des savoirs décontextualisés – ce qui n’empêche pas qu’ils puissent être des outils servant l’action –, tandis que la technologie et les contenus professionnels relèvent des savoirs procéduraux précédant ou accompagnant l’action. Cette tension traverse de manière récurrente l’expérience des élèves de LP, et seule une minorité d’entre eux parviennent à la dépasser en entrevoyant un dialogue ou des convergences entre les savoirs décontextualisés et les savoirs « professionnels ». Le sens des savoirs présente une cohérence qui s’élabore à partir d’un regard conciliant les différents apprentissages (scolaires et professionnels) et leurs finalités, leur « utilité pratique » n’étant qu’un objectif parmi d’autres. L’élève positionne ainsi les savoirs eu égard à leur effet formateur de soi, en même temps qu’il les intègre dans la connaissance du monde, et dans leur effet quant à la maîtrise des rapports sociaux de domination. C’est une expérience dialectique où acquérir des connaissances, construire des savoir-faire, mettre en œuvre des compétences est en même temps vécu sur le mode de l’apprentissage de contenus symboliques, culturels et relationnels, et, par la même occasion, l’élève se construit comme sujet se construisant comme acteur autonome. Le rapport intégratif-évolutif aux savoirs se manifeste par la capacité qu’à l’élève à penser que la maîtrise de compétences et de connaissances est aussi maîtrise des relations sociales de pouvoir (« savoir parler de questions et tenir une discussion devant un patron », comme nous le dit cette élève en CAP « agent polyvalent de restauration », « comprendre le monde dans lequel on vit et montrer que l’on est au point au niveau des connaissances en mécanique », observe un élève de première bac pro « maintenance des véhicules automobiles »). L’élève se pense comme étant en constant apprentissage qui n’est jamais achevé. Nous avons néanmoins remarqué que la spécialité contribue à favoriser plus ou moins cette expérience. Les quelques cas d’élèves entretenant un rapport intégratif-évolutif aux savoirs sont scolarisés dans des spécialités usant davantage de la forme scripturale (notamment en secrétariat, en électrotechnique, en comptabilité et dans le domaine sanitaire et social), ou dans une spécialité qui semble la plus « professionnalisée » des formations telle que l’hôtellerie.
Altérité, sens des études et mobilisation sur les savoirs
En interrogeant au plus près les élèves sur ce qu’ils font et apprennent en LP, les enquêtes de terrain nous ont amené à penser autrement leur expérience qu’en termes de domination scolaire. Alors que la sociologie a longtemps traité de la socialisation comme processus complexe engageant des sujets et des contextes (Dubar, 1991 ; Dubet, Martuccelli, 1996), il est pour le moins surprenant qu’elle ait négligé la question des apprentissages scolaires (Lahire, 1999). Mais quel que soit le « niveau » scolaire des élèves, leur degré de mobilisation sur les savoirs, le contexte objectif auquel ils sont confrontés – notamment le LP, les savoirs, les pratiques pédagogiques, les spécialités ou les domaines professionnels –, une constante apparaît : tout apprentissage et tout mobile le sous-tendant ne prennent sens et n’ont lieu que soutenus par autrui. Trois « figures » dominantes désignent cet autrui : la famille, les camarades (ou amis) et les enseignants.
Le rapport aux savoirs et l’écho de l’expérience familiale
Les familles des élèves interrogés mettent beaucoup d’espoir dans le système scolaire, et ce en dépit des contraintes et des difficultés dans lesquelles elles peuvent vivre. Les conditions de vie familiales, la précarité, le chômage que connaissent de nombreux parents d’élèves pèsent aussi sur le rapport aux études. Le parcours scolaire et social des élèves porte souvent l’empreinte de nombreuses épreuves : tel élève a dû changer plusieurs fois d’école primaire, de collège, parfois de LP suite à des déménagements, parfois après un divorce parental ; tel autre élève n’a pu intégrer une section sélective avec internat, car les parents ne disposaient pas de moyens suffisants, tout en n’étant pas éligibles à une bourse scolaire ; telle autre élève a manqué à plusieurs reprises les cours car devant s’occuper de sa fratrie, ce qui contrarie ses chances de réussite. Pourtant, et contrairement aux présupposés du sens commun, des difficultés familiales ne génèrent pas mécaniquement un désintérêt ou une indifférence parentale à l’égard de la scolarité au LP. Les attentes familiales constituent souvent un fort appui symbolique à la scolarité, ce qui suscite une vive réaction des élèves vis-à-vis d’enseignants ou de personnels d’éducation soutenant que les parents auraient « démissionné ». Les acteurs du système éducatif ont intériorisé l’idée que la réussite scolaire n’est pas seulement l’affaire des pratiques pédagogiques, du cadre d’apprentissage instauré entre maître et élève, mais qu’elle relève aussi – et parfois surtout – de la mobilisation familiale, pensée en termes de ressources, de rapport positif à l’école et aux études, et de valeurs structurant leurs pratiques éducatives. Mais la clôture symbolique du système scolaire (Charlot, 1987), l’instauration historique d’une distance concomitante à l’essor de la forme scolaire (Vincent, 1980), ont conduit à instituer une distance entre l’école et les familles.
Les entretiens menés avec les élèves rendaient bien compte de l’étroite relation et du dialogue entre l’expérience socio-familiale et les expériences scolaires, une relation qui peut parfois être conflictuelle (quelques élèves font bien état de vives tensions entre le regard parental, parfois négatif sur le LP et donc sur leurs enfants, et la manière dont ceux-ci tentent de vivre positivement leur expérience scolaire). Les parents (au sens large du terme) des élèves mettent leurs espoirs sur le LP (y compris lorsque celui-ci est dévalorisé). Mais l’effet symbolique de ces expériences singulières, où l’on parle de l’école, où s’élaborent des espoirs et des projets, ne peut s’apprécier en dehors de la manière dont les élèves pensent leur subjectivité et la légitimité de leur scolarité en LP. L’expérience des élèves est donc loin de n’être que la « reproduction » de leur « classe », ou milieu socio-familial d’appartenance. D’abord parce que le LP a connu des changements au plan de son mode d’accueil et des modalités de formation, comme des contenus d’enseignement ; ensuite et par conséquent, les élèves font l’expérience d’une rencontre avec des savoirs « nouveaux » et, en tout cas, irréductibles à ceux que les parents ont pu apprendre (encore faut-il qu’il y ait homogénéité entre le domaine de formation professionnelle des parents et celui des enfants). C’est en prenant partiellement appui sur la famille que les élèves tentent de donner du sens à leur scolarité, un sens qui procède fortement d’une recherche de reconnaissance et d’une (re)construction de soi en devenant « quelqu’un » (pour soi et pour autrui, dont les parents). Mais la reconnaissance paraît impliquer tout autant les parents, les camarades de la classe, les copains de la vie, que les enseignants. Certes, la consistance et le sens de cette reconnaissance varient selon les sujets et les acteurs avec lesquels les élèves sont en interaction, mais il nous est apparu que le rapport à autrui est partie prenante de la trajectoire scolaire en LP, jusque dans la manière dont s’effectuent l’entrée et la mobilisation cognitive sur les activités scolaires et professionnelles.
Les interactions qui structurent la vie quotidienne des élèves agissent comme une combinatoire, de sorte que l’on ne peut en isoler les éléments pour en faire un déterminant en soi de leur expérience scolaire. En effet, si les parents mettent leur espoir sur le parcours scolaire en LP, si les élèves redéfinissent leurs relations avec leur milieu familial, c’est aussi parce qu’ils exercent progressivement une emprise sur les activités scolaires et professionnelles. Cette emprise doit aux pratiques pédagogiques, aux contenus des activités elles-mêmes, mais aussi aux interactions en classe, voire dans la vie quotidienne extra-scolaire. Les pairs, camarades de la classe ou « copains de la vie », participent aussi des configurations prises par le parcours en LP.
Les interactions avec les camarades de LP et les copains de la vie
Lorsqu’on écoute les élèves de LP, on perçoit que leur discours relatif aux interactions en milieu scolaire et dans la vie quotidienne fait référence aux savoirs et aux apprentissages, où il s’agit de s’auto-évaluer par rapport à autrui, d’exister autrement via l’acquisition de diplômes, voire de s’approprier des connaissances en prenant appui sur autrui, des copains ou des amis en général. Cette posture se présente différemment selon qu’il s’agisse des filles ou des garçons. Chez ces derniers, la sociabilité juvénile est posée comme indépendante des apprentissages. Ils sont plus attentifs que les filles à l’« apprentissage de la vie », qu’ils croient effectuer au contact de copains en dehors du LP. Les filles sont plus attentives à la sociabilité en LP, en particulier au sein de la classe ; elles sont plus nombreuses à évoquer « l’ambiance bonne » ou « mauvaise » de la classe pour travailler et apprendre. Tout se passe comme si là où les garçons valorisent la relation maître-élève pour « comprendre les cours » (voir plus loin), les filles investissent les rapports de sociabilité avec autrui au sein de la classe pour s’engager (collectivement ?) dans les apprentissages. Si les savoirs les plus valorisés réfèrent aux contenus professionnels, les élèves insistent aussi sur le rôle des camarades dans l’appropriation desdits contenus, y compris lorsqu’ils sont en classe. Ainsi, on apprend en classe « parce qu’on voit comment les autres travaillent… quand un élève va au tableau, j’essaie de voir comment il réfléchit et si j’ai réussi à faire l’exercice » (Julien, élève de première bac pro « maintenance des équipements industriels »). Le rapport aux pairs participe ainsi du rapport aux savoirs scolaires, sans que les élèves en aient forcément conscience.
Le jeu des comparaisons aux camarades de la classe conduit certains élèves à remettre en cause le « niveau » des exigences scolaires. Un écart significatif au niveau des compétences scolaires entre élèves conduit les meilleurs d’entre eux à se sentir tout autant en réussite, que stigmatisés (notamment lorsqu’ils ont l’impression que les enseignants ne sont pas suffisamment exigeants au niveau des sollicitations cognitives). Pour Jihane, élève de deuxième année de CAP « employé commerce multi-spécialités », « les cours sont trop simples et les profs passent trop de temps parce qu’il y a des élèves qui ne comprennent pas des choses simples […] C’est bien parce que je me sens à l’aise en étant première ou deuxième de la classe, mais d’un autre côté, j’ai l’impression de ne pas avancer ». Ce propos procède de la propre scolarité de l’élève, car issue de classe de 3ème générale, elle se sent à la fois « en avance » sur les autres camarades, tout en vivant son expérience comme une « chute » ou un déclassement. Mais dans le cas où l’élève éprouve de grandes difficultés en classe, il est parfois conduit à une sorte de résignation, les apprentissages effectués ne compensant pas l’écart perçu avec les autres camarades. Cette expérience, vécue par de nombreux élèves, est par exemple largement absente des analyses (savante ou profanes) traitant du décrochage en lycée professionnel ! La marginalisation d’une partie des élèves est aussi affaire de difficultés scolaires conduisant à la disqualification des plus faibles. Vivien, 20 ans, actuellement en première professionnelle « études et définition de produits industriels », a connu « deux années difficiles » en seconde professionnelle « systèmes électroniques numériques » : « Quand je suis rentré dans cette formation, j’étais passionné d’informatique, mais j’ai très vite vu que c’était difficile, j’ai eu du mal et les autres élèves étaient très forts… Je n’arrivais pas à suivre et même si les profs m’encourageaient, je ne comprenais pas […] Quand il y avait un travail à faire en groupe, personne ne voulait de moi parce que je passais pour ne pas être bon en électronique ».
Centralité et surestimation de la relation aux enseignants : ce que les interactions pédagogiques font aux élèves
Le propos récurrent des PLP disant mettre en œuvre différentes stratégies pour « valoriser les élèves » et les aider à « vivre un nouveau départ », semble faire écho à l’éloge exprimé par nombre d’élèves interrogés pour lesquels « les profs de LP sont beaucoup plus sympas que ceux du collège ». Pourtant, le regard positif des élèves ne suffit pas pour pacifier les relations, et favoriser des conditions d’enseignement et d’apprentissage sereines. Par ailleurs, et même si les élèves insistent sur le rôle de l’enseignant attentif qui leur « apprend » les cours et le métier, ils sont également persuadés que leur réussite dépend de leur « volonté », de leur « motivation » personnelle. A l’évidence, et bien qu’ils puissent, pour certains d’entre eux, nourrir du ressentiment vis-à-vis de l’orientation en LP, les élèves comparent, de manière contrastée, les PLP aux enseignants de collège. Ils observent que les enseignants de LP « prennent le temps d’expliquer », les évaluent de manière plus positive, et portent souvent le souci d’une meilleure compréhension des enseignements dispensés. Cela contraste, voire s’oppose, avec ce qu’ils ont connu auprès d’enseignants de collège, qui exercent auprès d’élèves au profil social et scolaire hétérogène, et se soucient essentiellement de l’orientation vers la voie générale et technologique : « Quand j’étais au collège, je me suis arrêté de travailler en 4ème, c’était dur et je n’arrivais pas à suivre… Le prof de maths ne s’occupait pas des élèves comme moi, il avançait et mes notes ont beaucoup baissé […] Les profs en 3ème, ils voulaient que les élèves aillent en seconde générale mais quand on ne suivait pas, la prof de français, c’était ma prof principale, disait que ‘‘les élèves qui ont de grandes difficulté, ils iront au LP’’ » (Paul, 16 ans, élève de seconde « maintenance des véhicules , option véhicules de transport routiers »). Les élèves qui accordent une importance centrale à la qualité des relations avec les enseignants, n’investissement les apprentissages et ne se mobilisent sur les savoirs que s’ils se sentent « pris en considération » et « écoutés » par les enseignants. Mais c’est aussi l’expression « être écouté » qui mérite d’être clarifiée : en effet, quand les PLP estiment que les élèves « fonctionnent à l’affectif », ils en viennent souvent à considérer que cela procède de la spécificité sociologique de leur public, plus sensible, pensent-ils, à la qualité des relations et à la « sympathie » qui s’installe avec les enseignants. Cela constitue un raccourci qui peut être lourd de conséquences. Car en réalité, être écouté ne signifie pas l’abandon des exigences scolaires. L’écoute des élèves, c’est aussi la capacité qu’a l’enseignant de comprendre les difficultés de compréhension, et de proposer des activités exigeantes intellectuellement. Cela n’empêche pas la sensibilité des élèves à l’égard de l’enseignant soucieux de tenir compte de leurs difficultés sociales, de les ouvrir vers des activités récréatives ou ludiques. Des différences sont repérables entre filles et garçons quant à la place accordée à la qualité de la relation aux enseignants. Les filles accordent une importance majeure à la capacité de l’enseignant à faciliter l’appropriation des contenus scolaires et leur compréhension ; tandis que les garçons s’attachent à la personnalité de l’enseignant, à ses attributs subjectifs tels être « sympathique », « cool » et plus prompt à leur « parler d’autre chose que de l’école ». Les garçons associent la qualité des relations aux apprentissages, tandis que les filles distinguent les deux registres (elles peuvent, par exemple, trouver que tel professeur « est sympathique mais il n’explique pas bien les cours »). Dans les spécialités industrielles, l’importance accordée aux savoirs professionnels renforce un regard « positif » porté aux professeurs d’atelier – ceux-ci exerçant souvent dans une proximité aux élèves –, tandis que là où prédomine la forme scolaire, en particulier dans les spécialités du tertiaire, les élèves se centrent sur la capacité de l’enseignant à expliquer les cours.
Pour autant, et c’est l’un des paradoxes du travail enseignant en LP, la proximité instaurée par les PLP, en vue de créer des dispositions relationnelles et pédagogiques favorables aux apprentissages, conduit à des attitudes ambivalentes chez les élèves. Ainsi, l’intérêt porté par une partie des enseignants à la vie privée de leur public, à leur expérience sociale… est mal perçu, et certains élèves y voient une sorte d’intrusion qui confond les registres et les rôles : « le prof de conduite routière, il est toujours en train de nous demander si le week-end s’est bien passé, si la mère ou le père d’untel va mieux, c’est bizarre, il n’est pas l’assistante sociale ! »(Elie, 18 ans, élève de terminale professionnelle « technicien constructeur de bois »). Les élèves de LP sont attentifs au contact avec l’enseignant à tel point que lorsqu’ils sont amenés à évoquer le sens des apprentissages, des disciplines enseignées, comme les raisons de venir au LP, les propos associent fortement contenus scolaires et « personnalité » du professeur. Mais c’est aussi de l’équilibre souvent précaire entre attentes des élèves et attitudes des enseignants, que dépend en partie le déroulement de la scolarité en LP. Les cas de devenirs heureux sont nombreux, plusieurs élèves font ainsi état d’un « déclic » parce qu’ils se sentent soutenus, encouragés et aidés par tel ou tel enseignant. Mais d’autres devenirs, à l’issue moins optimiste, sont également présents. Ils prennent souvent la forme de conflits ouverts dans lesquels ce sont la personnalité de l’enseignant et celle de l’élève qui sont invoquées au premier plan.
La relation pédagogique au miroir de la proximité de condition entre PLP et élèves : une hypothèse de travail
Les PLP partagent des traits sociaux qui les rapprochent de leurs élèves. Tout se passe comme si l’origine sociale plus populaire, une scolarité marquée par des difficultés, un choix contraint – et parfois contrarié, notamment chez les PLP de matières générales –, et l’exercice au sein d’un contexte dévalorisé par le système scolaire concouraient à rapprocher les PLP de leurs élèves. Cette proximité de condition nous permet de postuler qu’elle est constitutive du travail des enseignants, dans la mesure où elle crée un effet de miroir, et explique les contradictions vécues au quotidien, entre croyance en l’émancipation des élèves, et doutes quant à l’efficacité sociale et professionnelle de la « voie des métiers ». Conscients de leur statut dominé dans l’institution scolaire, souscrivant à l’idée de travailler auprès d’un public en échec scolaire, les PLP sont souvent proches de leurs élèves en ce qu’ils disent « comprendre » leur désarroi, leur amertume à l’égard de l’école, voire leur opposition plus ou moins violente à la forme scolaire.
Des programmes et des publics qui évoluent
L’évolution des programmes et des curricula en LP va de pair avec les transformations affectant le public scolaire mais aussi, le corps enseignant. Si historiquement les professeurs de lycée professionnel, comme nous l’avons vu, se recrutaient parmi les anciens ouvriers et étaient majoritairement issus de milieu populaire, ils partageaient avec leurs élèves une proximité culturelle, une vision du monde assez proche. La donne change à mesure que les PLP proviennent, pour nombre d’entre eux, des classes moyennes. Elle prend aussi une dimension nouvelle, dès lors qu’une partie de ces enseignants n’ont pas choisi le LP et y voient une forme de déclassement eu égard à leur projet de devenir professeur en collège ou en lycée général et technologique.
L’origine sociale des enseignants de LP est plus populaire que celle des autres enseignants (du secondaire comme du primaire) (Duru-Bellat, Van Zanten, 2012). En 2012, et en comparant par exemple les professeurs agrégés et certifiés et les PLP, du point de vue de la CSP de la mère, les premiers ont 15,8% de mères enseignantes alors que c’est seulement le cas de 8,4% des seconds. A l’inverse, les PLP sont plus nombreux à avoir une mère employée comparés aux certifiés et aux agrégés (24,7% contre 14,7%). De même, les PLP ont davantage une mère inactive (42,3% contre 38,1%). S’agissant des pères, la part des cadres est supérieure chez les agrégés et les certifiés puisqu’elle atteint 17,5% alors qu’elle n’est que de 10,9% chez les PLP. De même, les certifiés et agrégés ayant un père enseignant atteint 13,2% pour tomber à 7% chez les PLP. Enfin, les PLP sont plus nombreux que les autres enseignants du secondaire à provenir d’un milieu ouvrier 27,7% contre 19,8%. Il est fort probable que ces données évoluent dans les années à venir, car l’élévation de niveaux de recrutement au sein des ESPE (Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation) a de fortes chances de conduire à ce que les PLP soient davantage issus des milieux favorisés. Mais en dépit de ces changements à venir, l’exercice du métier d’enseignant au sein des LP restera façonné par la spécificité de cet ordre d’enseignement qui est moins valorisé que les autres filières du secondaire, même s’il est en passe de connaître une meilleure image.
Une évolution du profil sociologique des PLP
Devenir PLP est rarement le résultat d’un choix anticipé. Nous l’avons souligné, certains PLP ont fait l’expérience d’une « entrée contrariée » dans le métier (Jellab, 2005, c ), puisqu’ils se sont repliés sur le concours d’enseignant en LP à défaut d’avoir réussi le CAPES ou le CAPET. Cela rapproche les enseignants de leurs élèves, et marque en quelque sorte une rupture avec les enseignants des anciennes générations : alors que ces derniers partageaient avec leur public une proximité culturelle, où la socialisation professionnelle s’appuyait sur des valeurs ouvrières, les PLP actuels vivent avec leurs élèves une proximité de condition, celle d’exercer et de vivre dans une institution en quête de reconnaissance. Ainsi, le défi à relever par ces enseignants – issus pour la majorité d’entre eux, de l’université ou de l’enseignement supérieur – est d’assurer la réussite de leurs élèves, en mobilisant moins des références symboliques – la classe ouvrière, les valeurs collectives, la culture de classe – que des appuis plus pragmatiques, tels que l’utilité des études, la capacité à se projeter comme futur salarié accédant à la consommation et à une forme d’autonomie. La proximité de condition est partie-prenante du travail des enseignants. Parfois, elle favorise un discours contradictoire dans lequel la croyance en l’émancipation des élèves est contrebalancée par un pessimisme quant à leur devenir social et professionnel. Néanmoins, cette proximité n’est pas en elle-même déterminante des pratiques pédagogiques, puisque celles-ci restent soumises à une pluralité d’autres variables telles que le contexte du LP, la politique de l’établissement, l’histoire biographique du PLP, son origine sociale, etc. Comme pour les élèves, le choix ou non d’exercer en LP ne détermine pas en soi la socialisation professionnelle au métier d’enseignant. Le militantisme chez certains PLP exprime aussi une volonté de dépasser les effets d’une stigmatisation du LP, mais aussi de construire une identité professionnelle à travers laquelle la réussite des élèves devient une sorte de réalisation de soi.
2005-2006
2007-2008
2008-2009
2009-2010
2010-2011
2014-2015
PLP
66217
63099
61039
59742
59074
57797
Evolution du nombre de PLP (y compris les stagiaires) devant élèves en lycées et collèges publics
(Source : DEPP, 2016, p. 283)
Un travail enseignant soumis aux spécificités du contexte scolaire
Les caractéristiques matérielles, humaines mais aussi organisationnelles de l’établissement, influent sur l’activité professionnelle des enseignants. Si le travail des enseignants s’opère principalement dans le face-à-face pédagogique, dans l’ordinaire de la classe, des ateliers ou de la « pratique », il est inséparable du contexte scolaire qu’est l’établissement, son organisation et le type de « management » mis en œuvre. L’organisation des classes, la répartition des services, l’importance accordée aux projets pédagogiques, à la négociation entre les équipes enseignantes et éducatives, pèsent aussi sur la relation pédagogique. C’est également dans le cadre d’une division du travail, et d’une plus ou moins grande circulation de l’information que prend consistance le travail des enseignants, de sorte que quelle que soit l’entrée analytique privilégiée – privilégier le travail enseignant ou la politique de l’établissement scolaire -, les pratiques pédagogiques enseignantes ne constituent qu’un élément parmi d’autres participant du rapport aux savoirs chez les élèves. Enfin, les usages des instances et leur mode de mobilisation influencent le travail enseignant. Ainsi, en est-il du conseil pédagogique dans lequel se négocient les projets, et les questions relevant de l’évaluation comme du suivi des élèves. De même, quand on constate que certains LP ont davantage recours à des conseils de discipline sans donner toute leur place aux commissions éducatives et aux mesures de responsabilisation des élèves, cela atteste d’une propension à « externaliser » ou à déplacer les difficultés rencontrées, et à supposer qu’elles ne tiendraient pas aux pratiques pédagogiques des enseignants.
Un métier en constante réinvention
Les pratiques pédagogiques, et plus généralement, la relation éducative aux élèves, sont fortement jalonnées d’incertitudes qui ne peuvent être jugulées qu’au prix d’une constante réinvention du travail au quotidien. C’est que les PLP ont une conscience vive de ce que la nature de leur relation, et le souci de chaque élève génèrent comme stabilité de l’ordre scolaire. Dans certains cas, les PLP ne parviennent pas à donner à leur implication professionnelle toute l’épaisseur permettant de mobiliser les élèves, ce qui les conduit à développer des attitudes défensives, confinant parfois au mépris. Si celui-ci peut relever d’une stratégie assurant une survie professionnelle, il peut aussi générer de fortes tensions (indifférence des élèves, agressivité, absentéisme…).
Le LP, une institution permettant de « sauver » les élèves ?
L’élève de LP connaît souvent un sentiment de rupture avec le collège, sentiment indissociable de la socialisation à des savoirs, et à des activités dont la maîtrise dessine les configurations de ce « nouveau départ ». Cela n’annule pas totalement l’impression d’être toujours « à l’école », puisque le cadre de la forme scolaire structure les apprentissages et la nature des contenus enseignés. C’est pourquoi les élèves confèrent davantage de légitimité aux milieux professionnels, même s’ils insistent sur l’apprentissage professionnel en LP. Aussi, le LP est perçu comme le contexte « où l’on apprend » le métier mais aussi les connaissances scolaires, et rares sont les élèves déclarant réviser ou réaliser des devoirs à la maison. Le fait que les PLP ne donnent que rarement des devoirs à effectuer chez soi, conforte les élèves dans leur surestimation du LP comme seul contexte d’apprentissage scolaire. Une alliance objective s’instaure entre la surestimation par les élèves du contexte formateur du LP, et la conviction, partagée par de nombreux enseignants, à savoir que seule la relation pédagogique et les apprentissages effectués en situation scolaire sont à même de « sauver » leur public (Jellab, 2005, a, b).
L’apprentissage, une voie professionnelle qui bénéficie malgré tout d’une image plus positive
L’apprentissage en entreprise a connu, au cours des quarante dernières années, un développement important. Il apparaît comme une autre modalité de qualification reconnue et bénéficiant d’une image assez favorable, sans doute parce que, au-delà de son ancrage avec les milieux professionnels, il n’est pas associé à un ordre scolaire hiérarchisé. Le renouveau de cette voie qui a été partiellement disqualifiée dans les années 60, tient largement à la crise économique et aux difficultés rencontrées par les jeunes entrant sur le marché du travail.
1995-1996
2000-2001
2005-2006
2009-2010
2011-2012
2012-2013
2014-2015
CAP
188070
183997
175002
177290
177298
174740
150810
L’apprentissage, une mosaïque doublée d’inégalités
Mais l’apprentissage reste une véritable mosaïque : il est segmenté (des champs professionnels y ont recours surtout au niveau V quand d’autres privilégient les niveaux IV ou III) ; on y relève une sous-représentation significative des filles et des jeunes d’origine immigrée (Moreau, 2008), publics faisant souvent l’expérience d’une discrimination à l’embauche (Safi, 2013).
L’apprentissage, pour continuer à former davantage de jeunes aux niveaux V et IV tend à se déplacer vers l’enseignement supérieur court qu’est le niveau III (principalement en STS) mais aussi vers les licences professionnelles et les Masters (niveaux II et I). Cela n’est pas sans soulever des interrogations tant au plan des modalités d’accueil et de suivi en milieu professionnel, de certification (eu égard aux risques de rupture de contrat mais aussi aux contraintes professionnelles qui peuvent hypothéquer la réussite aux examens).
Les travaux de Gilles Moreau (2003 ; 2008) ont mis en évidence non seulement les parcours « mixtes » des apprentis (la majorité d’entre eux ont préparé des diplômes en formation initiale scolaire) mais aussi les métamorphoses qu’a connues l’apprentissage.
Une légitimité liée à un meilleur taux d’insertion car l’apprentissage constitue souvent un pré-recrutement
L’apprentissage en entreprise s’est développé au cours des quarante dernières années. Il a acquis une légitimité sur fond de récession économique et d’essor du taux de chômage chez les jeunes. Les jeunes apprentis diplômés sont en effet plus avantagés lors de leur entrée dans la vie active : en février 2012, et sept mois après leur fin d’études, ils étaient 68,8% à être en emploi contre 47,8% des élèves sortants de lycée. Cette comparaison doit être relativisée par le fait qu’apprentis et lycéens professionnels ne sont pas forcément formés dans les mêmes champs professionnels. Pour autant, une enquête récente menée par la DEPP met en évidence qu’à domaines et spécialités professionnelles comparables, les apprentis s’insèrent mieux que les lycéens professionnels. En croisant les données des enquêtes « Insertion dans la vie active-Insertion professionnelle des apprentis (IVA-IPA) » qui portent sur 32500 jeunes titulaires de CAP (dont 21000 anciens apprentis) et 43500 bacheliers professionnels (dont 8500 anciens apprentis), les auteurs de cette enquête écrivent : « Pour le baccalauréat professionnel, l’écart en termes de taux d’emploi à sept mois est significatif et de l’ordre de 22 points. Ainsi, sur le champ des sortants de baccalauréat professionnel dont la spécialité fine est effectivement préparée en apprentissage et en lycée professionnel, 69 % des apprentis sont en emploi sept mois après la sortie de formation initiale contre 47 % des lycéens. À la sortie des CAP de spécialité commune en apprentissage et en lycée professionnel, le taux d’emploi à sept mois des apprentis est de 23 points supérieur à celui des lycéens : 52 % contre 29 % »[2]. Ces écarts très favorables aux anciens apprentis se réduisent progressivement, mais sans disparaître pour autant, durant les trois premières années. L’étude de la DEPP conforte néanmoins le postulat du poids de deux variables explicatives de ces différences observées : le fait que de nombreux apprentis recrutés le sont par leur entreprise de formation qui les a souvent « mis à l’épreuve » bien avant la signature du contrat, ce qui donne à celui-ci une fonction de « pré-recrutement » ; le mode de formation en alternance qui socialise l’apprenti à une culture d’entreprise et à des modèles de gestion du salariat, ce qui facilite leur adaptation.
A quelles conditions la transformation de la voie professionnelle engagée en 2019 pourrait contribuer à favoriser une émancipation sociale et culturelle des élèves ?
A l’instar des réformes précédentes, la transformation de la voie professionnelle (TVP) engagée à la rentrée 2019 et appelée à se poursuivre au fur et à mesure que se mettront en place de nouvelles « familles de métiers », a été promue au nom d’un objectif, celui de sa « valorisation » tant auprès des élèves, des jeunes et de leurs parents, qu’aux yeux des employeurs. Si cette réforme innove en instaurant des familles de métiers afin d’aider les élèves à se déterminer durant l’année de seconde professionnelle, elle reprend en réalité un projet défendu lors de la mise en place du baccalauréat professionnel préparé en 3 ans, puisqu’il était question, initialement, de créer une année propédeutique à l’orientation et couvrant des « champs de métiers ». Ce projet n’avait pas été concrétisé pour des raisons tenant à la complexité de l’offre de formation et à l’absence d’infrastructures, sans compter les réserves et réticences d’une partie des enseignants qui ont été déstabilisés par la mise en place du bac pro en 3 ans. La TVP met en place le « chef-d’œuvre » qui ponctue un parcours de formation avec la présentation orale d’une réalisation préparée durant deux ans. Ce chef-d’œuvre offre réellement l’opportunité pédagogique permettant de donner du sens à la formation, et de mettre en œuvre une réelle « pédagogie de projet ». Il faudra sans doute veiller aussi à ce que les élèves développent des compétences sociales et relationnelles appuyées sur des savoirs culturels, notamment lors de l’oral de présentation, l’oral dont on sait qu’il est socialement discriminant. Dans un contexte d’évolution institutionnelle conférant aux régions davantage de poids dans l’offre de formation et ce, selon une logique globalement « adéquationniste » dont on connaît les limites – en particulier le fait qu’il est bien difficile d’anticiper le lien entre obtention de tel diplôme et exercice de tel métier, les métiers évoluant sans cesse – c’est sans doute au plan pédagogique que les défis restent à relever, y compris lorsqu’il s’agit de préparer les élèves à l’entrée dans la vie active. La transformation de la voie professionnelle reconfigure l’offre de formation, oblige à redéfinir les partenariats, dans un contexte de changement institutionnel et curriculaire. Il ne peut y avoir émancipation que si l’on s’assure que les élèves et les jeunes apprentis disposent des moyens intellectuels leur assurant à la fois la maîtrise des enjeux sociaux, politiques et économiques contemporains et des compétences professionnelles soutenant leur entrée dans la vie active. A cet égard, il n’est pas anodin de rappeler l’importance de l’enseignement général[3] et de la culture technique dans la formation des citoyens, car si l’enseignement professionnel peut assurer une émancipation sociale et culturelle, c’est à la condition de ne pas le soumettre à une logique de « formatage » ayant pour seule finalité la reproduction d’un salariat d’exécution. La valorisation de la voie professionnelle invite ainsi à ce que tous les métiers auxquels elle prépare soient rendus visibles et que les anciens élèves et jeunes apprentis puissent venir en parler et en montrer les différentes facettes de manière à ouvrir des horizons aux nouvelles générations. Il en va de l’avenir de la voie professionnelle ; il en va aussi de l’avenir de la solidarité dans une société marquée par le retour des populismes qui se nourrissent de l’obscurantisme (Jellab, 2019).
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[1] Inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, professeur des universités associé à l’INSHEA, Université Paris Lumières. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié Société française et passions scolaires (Presses universitaires du Midi, 2016), Enseigner et étudier en lycée professionnel aujourd’hui (L’Harmattan, 2017), Pour un établissement scolaire équitable, en collaboration avec Maryse Adam-Maillet (Berger-Levrault, 2017), Bienveillance et exigence à l’école, en co-direction avec Christophe Marsollier (Berger-Levrault, 2018) et Une fraternité à construire. Essai sur le vivre-ensemble dans la société française contemporaine (Berger-Levrault, 2019).
[2] Béatrice Le Rhun « Insertion professionnelle des apprentis et des lycéens. Comparaison sur le champ des spécialités communes », MEN-DEPP, Education et Formation, N° 94, Septembre 2017, p. 126.
[3] La place de l’enseignement général doit être pensée et travaillée à l’aune de quatre logiques qui subsument la voie professionnelle, et qui interrogent l’évaluation des apprentissages et ses finalités :
- une logique scolaire
- une logique professionnelle
- une logique d’insertion professionnelle
- une logique hybride : entre insertion professionnelle, poursuite d’études et qualification minimale de tous les élèves
L’enseignement général doit être en dialogue avec l’enseignement professionnel, sans pour autant perdre ses spécificités. Pour cela, le souci de tous les enseignants doit être « aussi » de préparer les élèves à l’insertion (professionnelle mais aussi sociale, citoyenne).