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La transformation de la voie professionnelle

Le lycée professionnel et ses mutations à l’heure de la promotion de l’apprentissage et de la transformation de la voie professionnelle.

Une pluralité d’interrogations pour repenser la démocratisation scolaire

Aziz Jellab[1]

Alors que l’enseignement professionnel secondaire n’a traditionnellement guère suscité l’intérêt des chercheurs en sciences sociales, on assiste, ces dernières années, à un regain d’intérêt pour cet ordre de formation, un intérêt dont les raisons sont plurielles, couvrant tout autant des interrogations sur ses fonctions et ses finalités sociales et économiques, que des questionnements autour de sa contribution à l’élévation des niveaux de qualification et, d’une certaine façon, à la démocratisation scolaire (Jellab, 2009 ; 2017). L’enseignement professionnel couvre différents ordres de formation, qu’il s’agisse des lycées professionnels (LP), des centres de formation d’apprentis, des maisons familiales et rurales ou encore, et par extension, les institutions de formation d’adultes (GRETA, AFPA, CNAM…) ainsi que plusieurs milliers (plus de 60000) d’organismes de formation en France. Nous avons choisi de focaliser notre attention sur l’un des ordres les plus emblématiques de l’enseignement professionnel à savoir le LP. Scolarisant près du tiers des lycéens en France, le LP occupe une position pour le moins paradoxale au sein du système scolaire. Il contribue de plus en plus au processus de démocratisation scolaire puisqu’il forme trois bacheliers sur dix, tout en conservant l’image d’une institution peu valorisée, parce qu’il n’accueille pas les meilleurs élèves de collège ; il doit accueillir tous les élèves ayant un projet professionnel et incarne, dans le même temps, le contexte à l’égard duquel les plus vifs ressentiments liés à l’orientation sont manifestes ; il est censé préparer ses publics à l’insertion professionnelle et, dans le même temps, la demande de poursuite d’études dans le supérieur ne cesse de progresser ; il connaît davantage de faits de violence et d’incivilités et, concomitamment, il contribue à la réussite des élèves, au prix de pratiques pédagogiques plus ou moins efficaces. Ces paradoxes caractérisant le LP prennent une autre signification lorsque l’on relève que la part des élèves issus de milieu populaire y est prédominante, et ce, au moment où la classe ouvrière perd du terrain au profit de l’essor de la catégorie des employés. De ce fait, et la tertiarisation du marché du travail et avec elle, le brouillage et l’invisibilité des métiers aidant, les élèves de LP sont moins soutenus symboliquement par un milieu social et familial bien au fait des réalités de l’emploi et du marché du travail.

Le fait que le LP dispense des savoirs professionnels, qu’il soit ouvert sur le monde du travail et qu’il use de techniques dont le caractère productif est proche de l’activité professionnelle réelle, donne à voir l’existence de deux formes : l’une, scolaire, réfère surtout aux savoirs généraux décontextualisés ayant une finalité culturelle (à vocation universelle) ; l’autre forme est « professionnelle » puisque les savoirs qu’elle couvre se veulent proches de leur application, voire concrètement utilisables. Dans cette perspective, l’apprentissage détaché de la pratique qui a fondé l’histoire de la scolarisation ne suffit pas pour qualifier l’enseignement professionnel en milieu scolaire. On ne peut dissocier la socialisation scolaire des activités et des apprentissages auxquels elle donne lieu. Inversement, ces activités et apprentissages contribuent à la transformation de soi et des rapports construits avec autrui.

Les paradoxes d’un appel récurrent à la valorisation de la voie professionnelle

Alors que la voie professionnelle et plus spécifiquement le lycée professionnel (LP) ne suscitent que peu d’intérêt de la part des chercheurs en éducation, on assiste depuis les trois dernières décennies à un appel récurrent à leur valorisation. Cela suppose que l’enseignement professionnel ne bénéficie pas d’une image positive mais interroge du même coup sur les raisons de cet appel, alors même que la création du bac pro en 1985, comme la généralisation de la préparation de ce diplôme en 3 ans, dès 2009, auraient dû rendre cet enseignement plus attractif. Il nous semble clairement que c’est moins à sa valorisation qu’à sa promotion en le rendant plus visible dans sa diversité et complexité qu’il s’agit d’œuvrer. Certes, les LP sont loin d’être des contextes dans lesquels l’enseignement se déroule de manière apaisée tant de fortes tensions les caractérisent, conduisant les enseignants et les personnels d’éducation à une vigilance de tous les instants. Mais ces établissements sont également bien éloignés de l’image souvent péjorative qu’en donnent les médias, au hasard des incidents ou des faits de violence qui défraient la chronique. Nos nombreuses observations menées dans les LP nous ont souvent amené à éprouver un étrange sentiment suscité par l’écart entre l’image qu’en donnent les médias et bien des professionnels de l’éducation – nous pensons notamment à une partie des enseignants de collège –, et la réalité des professeurs de lycée professionnel (PLP) et surtout celle des élèves.

Le LP n’est plus l’école des ouvriers

De profonds changements ont affecté le LP ces dernières décennies. A première vue, lorsqu’on compare la position occupée par les LP aujourd'hui à celle des collèges d'enseignement technique, et bien avant encore, des centres d'apprentissage, le contraste est édifiant : au statut dévalorisé et dominé de la scolarité en lycée professionnel s'oppose l'image – certes idéalisée – d'un ordre de formation qui a longtemps transmis le savoir-faire ouvrier, dans une société industrielle en plein essor et où l'espoir de connaître une mobilité professionnelle et sociale ascendante avait de fortes chances d'être concrétisé. Le déclin de la classe ouvrière, la scolarisation de la formation professionnelle des ouvriers, prise dans la tourmente de la massification, et le développement massif d'un chômage touchant fortement les milieux populaires, conduiront au discrédit de ce que l'on appela jadis « l'enseignement technique court ». Ils renforceront le sentiment d'une chute que connaissent beaucoup d’élèves entrant dans les lycées professionnels.

Des ouvriers devenus professeurs : quand l’enseignement professionnel assurait une promotion sociale

Les professeurs de l’enseignement technique et professionnel ont eu progressivement un statut de fonctionnaire. La Direction de l’Enseignement technique décide en 1950 de fonctionnariser les enseignants du technique et du professionnel par tranches de 10% ; ceux de l’enseignement général le sont à partir de 1951. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on dénombre plus de 800 centres de formation professionnelle qui sont mis à contribution par une politique étatique soucieuse de promouvoir la formation des ouvriers et des techniciens. Les besoins économiques (en matière d’équipement et de consommation) sont identifiés et la politique interventionniste de l'Etat-providence accélère l'institutionnalisation de la formation des ouvriers. L'enseignement professionnel devient un objet de consensus entre les différents partis politiques, même si le parti communiste est le seul à y voir un « enseignement de la classe ouvrière » (Troger, Ruano-Borbalan, 2005).

Deux diplômes emblématiques sont préparés au LP : le CAP et le baccalauréat professionnel

On ne saurait penser l’expérience scolaire des élèves de LP ni le travail des enseignants indépendamment des transformations sociales ayant conduit à faire de la figure de l’ouvrier une image bien lointaine, agissant à l’arrière-plan d’un imaginaire social révolu. C’est entre cette histoire collective et un quotidien scolaire traversé par différents paradoxes que les élèves et les enseignants doivent construire des conduites adaptatives à l’efficacité plus ou moins incertaine.

Le baccalauréat professionnel, un diplôme hautement symbolique

Les évolutions du marché du travail et l’émergence de nouvelles compétences, exigées par les situations professionnelles, conjuguées au projet politique d’une élévation des niveaux de qualification (avec le slogan « 80% d’une classe d’âge au niveau bac »), ont pesé sur la création d’un diplôme d’un nouveau genre, le baccalauréat professionnel. La création du baccalauréat professionnel a été l’aboutissement d’un processus complexe engageant différents acteurs, mais exprimant une initiative politique relativement autonome. Cette création ne fut pas sans controverses comme le montre bien Antoine Prost (2002). Des désaccords opposaient différents acteurs sur les finalités ambiguës d’un tel diplôme (un titre permettant l’insertion professionnelle ou la poursuite des études ?), ainsi que sur les nouvelles revendications salariales des diplômés de niveau IV. La création de ce diplôme répondait à différents enjeux, parmi lesquels la valorisation de la voie professionnelle. L’usage du terme « baccalauréat », qui consacre « l’ouvrier bachelier » (Eckert, 1999), correspondait peu aux attentes patronales en quête d’une nouvelle qualification ouvrière mais faisait écho à des enjeux de valorisation de l’image de la voie professionnelle. C’est davantage le syndicat des proviseurs de LP, soucieux de redorer l’image du LP, qui influencera le ministère de l’Education nationale pour la création de ce diplôme.

La création du baccalauréat professionnel a aussi amené les pouvoirs publics à repenser le recrutement et la formation des PLP (en créant le statut de PLP2 exigeant un niveau Bac + 3 ou Bac + 2, assorti d’une expérience professionnelle). Si ce changement du mode de recrutement n’a pas conduit, comme le pensait Lucie Tanguy, à réduire les enseignants à des transmetteurs de savoirs techniques, il a, en revanche, eu pour conséquence de renforcer un regard plus scolaire quant à l’avenir des élèves : la critique du monde des entreprises, assez répandue chez les PLP, ne peut se comprendre qu’au regard du processus d’élévation des niveaux de recrutement mais aussi, de la scolarisation de l’enseignement professionnel. Cela conduit parfois à ne définir l’émancipation des élèves qu’au regard de la poursuite des études à l’issue du baccalauréat professionnel.

Au terme de trente-cinq années d’existence, le bilan autour du baccalauréat professionnel reste mitigé. Les titulaires de ce diplôme, notamment dans le domaine de la production, sont plus souvent ouvriers et rarement techniciens. On relève aussi qu’un même diplôme, tel que le baccalauréat Pilotage des systèmes de production automatisée (PSPA), donne lieu à des statuts et à des usages professionnels variés. Emmanuel Quenson (2004) a montré comment la segmentation des industries de process conduit, selon les entreprises, à ce que les diplômés du baccalauréat professionnel PSPA exercent soit des emplois d’exécution, soit des emplois qualifiés, proches de ceux des techniciens. Les usages du diplôme sont très inégaux. Ce diplôme est différemment accueilli selon les milieux professionnels. Comme le montrent Floriani & al. (2009), ce diplôme est devenu une référence dans certains domaines professionnels, quand dans d’autres, il est peu existant ou valorisé. Seules dix conventions collectives mentionnent ce diplôme au sein de leurs critères classants (automobile, assurances, aéraulique-thermique, commerce de gros, bâtiment, bois, métallurgie, commerce de détail, aide à domicile).

Mais sur un autre registre, celui de la poursuite des études, et le constat se confirme depuis 2008, plus de 25% des titulaires de ce diplôme entament des études supérieures. Elle contribue à valoriser la voie professionnelle mais engendre le risque d’exclusion du marché du travail pour les titulaires du seul baccalauréat professionnel. En effet, les employeurs en France continuent, globalement, à valoriser le diplôme lors du recrutement et de ce fait, si la majorité des bacheliers professionnels poursuivaient des études dans l’enseignement supérieur, ceux qui se présenteraient directement après le baccalauréat sur le marché du travail enverraient un signal négatif aux potentiels recruteurs (Jellab, 2015).

Le CAP, un diplôme au statut paradoxal

Diplôme incarnant historiquement la reconnaissance tout autant par l’Etat que par les milieux patronaux des savoirs et savoir-faire dont il atteste, le CAP a longtemps constitué le symbole princeps de l’excellence ouvrière. Baptisé en 1911 « Certificat de capacité professionnelle », le CAP était dans un premier temps réservé aux seuls jeunes apprentis, avant d’être étendu en 1919 (loi Astier qui instaure les cours professionnels) aux élèves des écoles techniques. A partir de 1936, le CAP deviendra très attractif du fait de sa position dans la reconnaissance des qualifications ouvrières. Ainsi, on comptait à peine 5000 reçus en 1927, tandis qu’en 1939, ils étaient plus de 27000 ! De la Seconde Guerre mondiale aux années quatre-vingt-dix, le CAP sera essentiellement sous la contrôle du système scolaire tant au plan de la formation que de celui de la certification. L’essor du CAP dont les effectifs approchent les 100000 dès 1953 – 200000 en 1968 et près de 300000 en 1986 – doit à la forte structuration de l’offre de formation au sein des centres d’apprentissage. Pendant plusieurs décennies, le taux de réussite au CAP ne dépassait pas les 60%. Le taux de réussite de 70 % est atteint pour la première fois en 1995. Il avoisine les 82% en 2010.

Avec le développement de l’apprentissage en alternance, des candidatures libres et de la formation continue, le CAP est délivré selon différentes modalités et voit son public se diversifier.

Le CAP, qui fit l’identité même et la « fierté » des ouvriers, a largement perdu de sa légitimité, constituant aujourd’hui un premier niveau de qualification pour les élèves les plus démunis scolairement (et socialement), notamment ceux qui sont issus de l’enseignement spécialisé ou adapté de collège.

On remarque néanmoins ces deux dernières années que le CAP a enregistré une augmentation de ses effectifs (+26000 élèves en 2012). Cela tient moins à son attractivité qu’au fait qu’une partie des élèves de 3ème générale les plus fragiles scolairement s’y orientent désormais (il s’agit d’élèves qui auraient intégré antérieurement un BEP). Mais l’on observe qu’au sein des LP, cette filière assure aussi une régulation des flux, notamment lorsque des élèves éprouvent des difficultés en seconde professionnelle, et se voient proposer une réorientation vers le CAP. Comme l’observe Fabienne Maillard, « la présence de sections de CAP apparaît indispensable aux enseignants pour limiter l’hétérogénéité des classes de baccalauréat professionnel, accorder l’orientation au niveau des élèves mais aussi offrir une issue de secours aux jeunes qui peinent à suivre la formation au baccalauréat » (2012, p. 26). Mais il serait hasardeux d’y voir un fait nouveau : en effet, le CAP a constitué depuis plusieurs décennies un diplôme de « repli », sorte de seconde chance accordée aux élèves qui peineraient à obtenir un diplôme plus exigeant. Ce fut le cas avec la création du BEP en 1966, diplôme certes de niveau V mais préparant à un « corps de métiers », et accordant une large place à l’enseignement technologique. De ce fait, une partie des élèves scolarisés en BEP risquaient de quitter le collège d’enseignement technique – ou le LP – sans diplôme. Voilà pourquoi le ministère de l’Education nationale autorise dès 1966 les candidats à se présenter à la fois au BEP et au CAP.

La généralisation du baccalauréat professionnel en 3 ans a conduit à l’abandon progressif du parcours BEP, ce qui explique la chute des effectifs de ce diplôme. Ainsi, le baccalauréat professionnel et le CAP constituent, respectivement, 77,2 et 17% des élèves du second cycle professionnel. Préparé désormais en 3 ans après la classe de 3ème, aligné symboliquement sur les autres baccalauréats en termes d’investissement temporel, le baccalauréat professionnel semble avoir attiré un nouveau public, celui-là même qui s’était classiquement détourné du LP pour rejoindre les filières technologiques.

On constate que la part des élèves préparant un baccalauréat professionnel s’accroît de manière significative, surtout entre 2009 et 2011. S’il existe « un effet de structure », lié notamment au chevauchement entre deux parcours – bac pro en deux ans après le BEP et bac pro en 3 ans après la 3ème – et rendant compte de la différence entre 2010 et 2011, il ne constitue pas le seul facteur explicatif. La mise en place d’un baccalauréat préparé en 3 ans après la classe de 3ème a eu un effet d’appel sur une partie des élèves qui, tout en aspirant à poursuivre des études supérieures, considèrent que le LP leur assure un « compromis » entre école et apprentissage professionnel. Au moment où le baccalauréat professionnel enregistre une augmentation de ses effectifs, le baccalauréat technologique connaît une baisse de son public (entre 2009 et 2011, parmi l’ensemble des effectifs de terminale, la part des élèves scolarisés en STG et en STI passe respectivement de 13,2 et 6,1 à 11,7 et 5,4%).

Une orientation sélective

L’épreuve sans doute la plus significative que les élèves vivent à l’entrée du LP est celle de l’orientation qui les y a amenés. Elle condense tout autant les effets négatifs d’une massification ayant précipité la dévalorisation du LP et de son public, que le ressentiment porté par les élèves et les enseignants, ces derniers reprochant à l’institution scolaire l’opacité des procédures d’orientation et le durcissement de leur caractère sélectif.

Les filières du tertiaire et notamment celles de la coiffure, de l’esthétique et de la restauration continuent, depuis plus d’une décennie à être attractives. Il faut néanmoins souligner que le taux de pression en CAP cache de fortes disparités quant au niveau scolaire des élèves : en effet, un CAP tel que coiffure recrute essentiellement des élèves issus de troisième générale – parfois de seconde générale et technologique –, et dont le niveau scolaire est supérieur à la moyenne de l’ensemble du public intégrant un lycée professionnel. Les CAP tels que celui de maçon, d’agent polyvalent de restauration, recrutent essentiellement des élèves issus de l’enseignement adapté (de SEGPA en l’occurrence). Par ailleurs, le choix d’orientation est bien réel, ce qui n’est pas le cas des autres spécialités, même lorsqu’elles connaissent un taux de pression supérieur à 1. Ainsi, lorsque des élèves de classe de troisième générale demandent un CAP plus ou moins convoité, leur niveau scolaire est bien souvent « moyen », voire « faible », de sorte que le choix exprimé manifeste tout autant une forme de résignation que le repli sur un domaine professionnel moins disqualifié.

Une orientation marquée par le genre

L’orientation vers le LP reste fondamentalement marquée par la hiérarchie des filières et des spécialités, mais aussi par une répartition sexuée selon les champs professionnels. Cela n’est pas sans incidence sur le rapport aux études et sur la relation aux enseignants, filles et garçons ne manifestant pas les mêmes attentes. Cette hiérarchie contribue aussi à asseoir la réputation des établissements et à peser sur les politiques scolaires. En effet, à côté du ministère de l’Education nationale et des régions – celles-ci ont compétence, depuis 1993, en matière de définition de la carte des formations –, la demande sociale façonne la hiérarchie entre les LP, voire à l’intérieur de chaque établissement. La réputation des établissements suit en quelque sorte la demande et induit aussi des effets sur la gestion des ressources humaines (par exemple, au niveau des demandes de mutation exprimées par les enseignants et les personnels d’éducation).

A l’inverse des filières générales et technologiques qui accueillent davantage de filles que de garçons, ces derniers sont majoritaires dans la voie professionnelle. A la rentrée 2015, ils sont 372719 garçons (56,9%) et 282324 filles (43,1%). La répartition dans les spécialités et les domaines professionnels reste très sexuée : en 2015, dans les CAP relevant des métiers de la production, la part des filles est de 19,2%, contre 67,3% dans les spécialités des services ; au sein du baccalauréat professionnel et BMA (brevet des métiers d’art), la part des filles dans les spécialités de la production est de 11,9% contre 65,9% dans les spécialités des services.

De l’orientation contrainte à l’affiliation aux études en LP

Même si la généralisation du bac pro 3 ans a redoré l’image du LP, l’orientation vers cet ordre d’enseignement reste fondamentalement vécue sur le mode d’une sanction négative d’un parcours au collège. Bien qu’elle concerne les enseignants de LP, mais sous un autre angle, l’orientation en fin de collège fait souvent l’objet d’un ressentiment chez la plupart des élèves. Le sentiment de chute en LP introduit une discontinuité avec la scolarité antérieure, discontinuité qui peut soit donner lieu à un « nouveau départ » positif, soit enfermer l’élève dans un échec scolaire fonctionnant comme un interdit d’apprendre. Si l’orientation jalonne douloureusement l’arrière-plan de l’expérience scolaire, elle devient aussi son horizon dans la mesure où elle peut être affectée de valeurs positives : en collège, le « travaillez sinon vous serez orientés » (Prost, 1981), devient en LP « travaillez et vous serez orientés », en l’occurrence vers l’enseignement supérieur court.

De la rupture avec le collège au nouveau départ

Pour les élèves entrant en LP, la scolarité est souvent vécue sur le mode de la rupture avec le collège. La plupart des élèves de LP ont fait l’expérience d’une sorte de rupture symbolique avec le collège que consacre l’orientation, vécue par nombre d’entre eux sur le mode d’une sanction de type scolaire. Ce qui apparaît clairement lorsqu’on interroge les élèves, c’est une certaine opacité et faible lisibilité des procédures d’orientation (des élèves évoquent un « dossier d’apprentissage perdu », d’autres déclarent ne pas comprendre que le conseil de classe ait donné son accord pour une orientation en mécanique automobile ou en esthétique, alors qu’ils se retrouvent dans une spécialité non choisie !). En tant qu’objet discursif, l’orientation est souvent invoquée pour expliquer l’absentéisme, les tensions entre élèves et enseignants, la violence, les ruptures de scolarité, etc. L’entrée en LP préfigure deux tensions majeures : la première réfère à la scolarisation des savoirs et des contenus de formation qui s’est renforcée, ce qui entre en tension avec l’image ancrée d’un apprentissage « pratique » en LP. Cela exige de la part des enseignants et des équipes éducatives de l’innovation, mais aussi un usage approprié des dispositifs (tels que l’accompagnement personnalisé) ; la seconde tension est celle qui procède des conséquences de l’élévation des niveaux de qualification : elle renforce d’une part le stigmate affectant les « bas niveaux » de qualification, le CAP en l’occurrence ; elle conduit, d’autre part, à l’émergence d’autres aspirations que l’institution scolaire entretient sans pour autant en garantir la réalisation (la poursuite des études dans l’enseignement supérieur redessine les missions du LP et les attentes sociales à son égard).

Une diversité des formes de rapport aux savoirs

Approcher l’expérience scolaire des élèves de lycée professionnel à partir de leur rapport aux savoirs permet de mettre en évidence la pluralité et la diversité de leurs manières d’être aux études.. Conceptualisée et développée, sous un angle sociologique, par Bernard Charlot (1987 ; 1997), la notion de « rapport au(x) savoir(s) » s’inscrit dans un regard constructiviste, dans lequel les apprentissages scolaires n’ont de sens qu’au regard des apprentissages sociaux, mais aussi de la biographie de chaque élève en tant que sujet. Le rapport aux savoirs en lycée professionnel s’élabore à l’aune d’une confrontation avec des activités scolaires et professionnelles – selon leur spécificité, produire une pièce ou aseptiser un local ne relèvent pas des mêmes compétences, et ne donnent pas à voir les mêmes effets que rédiger une synthèse à partir de documents ou résoudre un problème en mathématiques –, qui est aussi inscrite dans des interactions pédagogiques et avec des pairs. Ainsi, lorsqu’on interroge les élèves sur ce qu’ils pensent apprendre en LP, ils évoquent en premier lieu les domaines professionnels, ce qui ne signifie pas qu’ils y adhèrent subjectivement. Le point de vue de l’élève sur sa scolarité est fortement structuré par la spécialité de sa formation (par exemple, les élèves scolarisés en hôtellerie-restauration évoquent la « politesse » et la « communication », tandis que ceux qui préparent un CAP ou un baccalauréat professionnel dans le domaine du bâtiment évoquent la « solidarité », le travail « bien fini »…). Les élèves se confrontent ainsi à des activités nouvelles qui suscitent, chez nombre d’entre eux, un intérêt et façonnent progressivement leur regard sur le LP. La valorisation récurrente de l’apprentissage « pratique » traduit souvent le degré d’emprise qu’ils pensent exercer sur des consignes, des injonctions et des situations pédagogiques, ce qui contraste avec une expérience scolaire traditionnelle, celle qu’ils ont connue au collège, et vécue sur le mode de la contrainte, de l’ennui et de l’évaluation négative.

Les nombreux entretiens menés avec les élèves (plus de 800 entretiens en l’espace d’une vingtaine d’années), mettent en lumière des dynamiques socio-subjectives tenant à l’histoire biographique et aux rencontres qui façonnent la tournure prise par leur expérience. A l’image du profil sociologique des publics de LP, la plupart des élèves interrogés proviennent de milieu populaire, rarement des classes moyennes et encore moins des catégories favorisées.

CAP

Bac pro/BMA

Agriculteurs

0,9

1,2

Artisans, commerçants

7

9,5

Prof. libérales, cadres

3,8

7

Prof. Intermédiaires

7,5

11,1

Enseignants

0,6

1

Employés

16,7

19,1

Ouvriers

38,1

35,6

Retraités

2,7

2,7

Inactifs

22,5

12,7

Les élèves du second degré professionnel – public et privé – selon l’origine sociale

(Source : Repères et références statistiques, DEPP, 2016, 93)

Un rapport pratique aux savoirs

La plupart des élèves interrogés associent l’apprentissage au LP à l’acquisition de savoir-faire, de compétences professionnelles regroupées sous le terme générique de « métier ». Le sens des études devient alors suspendu à ce que le LP est censé transmettre comme connaissances et savoirs, de sorte que tout ce qui semble éloigné de la « pratique » et du métier suscite une faible adhésion. Les élèves opposent ainsi l’enseignement général à l’enseignement professionnel, ceux-ci leur apparaissant plus légitimes. Le baccalauréat professionnel en 3 ans n’a pas atténué cette tension, en dépit d’une plus forte articulation pédagogique entre l’enseignement général et l’enseignement technologique et professionnel (par exemple à travers le mode d’évaluation et l’existence d’un enseignement général lié à la spécialité). Le rapport pratique aux savoirs caractérise cette expérience dans laquelle l’élève reste plus centré sur les apprentissages professionnels jusqu’à surestimer les périodes de formation en milieu professionnel au détriment des savoirs généraux, voire de l’enseignement technologique. Ce rapport pratique – très répandu chez les élèves de CAP, et dominant chez les élèves de baccalauréat professionnel, en particulier dans les filières industrielles, en commerce et en vente – rappelle la forme « orale-pratique » observée par Bernard Lahire (1993), dans la mesure où il fait référence à un rapport non objectivé au langage (dire et faire sont synonymes), et où il est surtout manifeste chez les élèves éprouvant des difficultés face à l’écriture. Cependant, et c’est la particularité de l’expérience scolaire en LP, l’objectivation et l’autonomisation du langage ne sont que relatives puisque la construction de compétences – professionnelles en l’occurrence – donne à voir un processus d’appropriation intégrant le « savoir-faire », en même temps que la manipulation d’outils langagiers et symboliques. Le rapport aux savoirs est fondamentalement marqué par un sens utilitariste dans lequel apprendre et agir sur « le monde » (professionnel et social) sont synonymes.

Un rapport réflexif aux savoirs

Si la plupart des élèves de LP sont résolument attachés à ce que les savoirs soient « parlants », qu’ils les ouvrent sur la vie et qu’ils leur permettent d’apprendre un métier, d’autres, moins nombreux, se mobilisent sur l’enseignement général, même si cela varie selon les contenus enseignés (y compris au sein d’un même champ disciplinaire). L’utilité des savoirs, ramenée à des usages (professionnels, « pratiques »….), n’apparaît pas au premier plan de leurs préoccupations. Il s’agit d’un rapport réflexif aux savoirs, et il couvre en réalité plusieurs logiques : l’élève peut valoriser la réflexion devant des situations pratiques en vue d’en maîtriser les enjeux (recourir à des connaissances théoriques pour comprendre le fonctionnement d’une machine programmable, mobiliser des savoirs juridiques en vue de saisir les éléments d’un contrat de travail) ; il peut, dans d’autres cas, manifester un intérêt particulier aux savoirs décontextualisés indépendamment de leurs usages, comme moyens servant l’action (par exemple s’intéresser à l’histoire, à la littérature, aux mathématiques, aux arts…). Mais les entretiens menés avec quelques élèves, résolument mobilisés sur l’enseignement général, sans sous-estimer les enseignements technologiques et professionnels, révèlent que le mobile le plus déterminant tient à la volonté de réussir là où l’on pense avoir échoué au collège. L’élève ayant vécu un échec au collège, redécouvre des contenus en même temps que sa capacité d’y réussir. Cette volonté de réussir subsume le rapport aux savoirs de manière plus marquante chez des élèves ayant un bon niveau scolaire, et projetant de poursuivre des études à l’issue du baccalauréat professionnel. Une partie des élèves manifestant cette forme auraient pu envisager une seconde générale et technologique, mais des résultats « moyens », voire faibles dans certaines matières les ont persuadés qu’une orientation vers le LP serait plus appropriée. De ce fait, la voie professionnelle leur apparaît comme une parenthèse permettant de s’approprier progressivement des contenus faiblement maîtrisés.

Incarnant des connaissances décontextualisées, rappelant fortement l’école, les savoirs sont perçus comme prolongeant l’expérience collégienne. Plus manifeste chez les élèves de baccalauréat professionnel – et chez des élèves de quelques CAP dans les domaines de l’art, de l’esthétique et la coiffure –, le rapport réflexif n’empêche pas la réussite dans les matières professionnelles mais il est souvent concomitant à une faible identification de soi à celles-ci.

Un rapport désimpliqué aux savoirs

Le LP est le plus touché par les faits de violence, par l’absentéisme et le décrochage (ou abandon en cours de formation). En 2010-2011, le nombre d’incidents graves déclarés par les chefs d’établissement du secondaire – et recensés par le système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire (SIVIS) – s’élevait à 12,6 pour 1000 élèves. Ce chiffre atteint 17,4% en LP (contre 14,1 en collèges et 4,6 en lycées généraux et technologiques et lycées polyvalents). Certains établissements sont plus exposés que d’autres (au cours d’un trimestre, 22% des LP ont déclaré au moins 4 actes de violence grave, contre 41% de LP ne déclarant aucun fait de violence). Les atteintes aux personnes sont plus fréquentes en LP et en collège, alors que ce sont les atteintes aux biens et à la sécurité qui prédominent en LEGT. L’absentéisme est également plus élevé dans les LP qu’au sein des LEGT et collèges. Les constats de la DEPP relèvent que « pour les lycées d’enseignement général, la proportion moyenne d’élèves absentéistes sur l’année 2010-2011 s’élève à 6,9%. Pour les lycées professionnels, cette moyenne est de 14,8% » (2012) Si les raisons sont plurielles et complexes, elles procèdent aussi du sens donné aux études et de la difficulté à se penser comme lycéen professionnel (Charlot, Emin, Jellab, 2002). Les élèves qui s’absentent puis quittent parfois le LP manifestent une désimplication scolaire. Certains sont présents en LP mais absents d’un point de vue cognitif. Ils attendent de « changer d’orientation », déclarent « ne pas être à [leur] place », et sont plus susceptibles d’entrer en conflit (avec les enseignants, les camarades de classe…). Désignant l’expérience la plus tendue de quelques élèves de LP, le rapport désimpliqué aux savoirs exprime les effets anomiques d’une expérience dans laquelle l’élève exerce peu d’emprise sur sa scolarité. La forme désimpliquée ne prend pas toujours l’aspect d’une expérience dominée. Les élèves peu impliqués redéfinissent leur rapport au LP, et produisent parfois un discours critique relativement lucide.

Les trois types (ou formes) de rapport aux savoirs – pratique, réflexif et désimpliqué – traduisent des degrés variés de mobilisation – ou non – de l’élève, selon les contenus et les interactions avec les enseignants et les camarades. Là où le rapport pratique aux savoirs pose l’apprentissage du métier et la logique du « faire » comme ce qu’il est légitime d’apprendre, le rapport réflexif consiste à valoriser les savoirs décontextualisés, aux dépens des savoirs et de la pratique professionnels. Le rapport désimpliqué qualifie une prise de distance radicale, doublée d’une critique à l’égard du LP et des études suivies. D’une certaine façon, ces trois postures constituent une expérience à la stabilité fragile, car elle reste soumise à des tensions (difficulté à donner sens et cohérence aux différents contenus). Le quatrième type de rapport aux savoirs, que nous qualifions d’intégratif-évolutif, spécifie une expérience scolaire plus heureuse en LP.

Un rapport intégratif-évolutif aux savoirs

Les savoirs enseignés en LP appartiennent à des champs disciplinaires qui se distinguent, de manière schématique, entre les contenus décontextualisés – en tant que discours constitué sur le monde, traité de manière symbolique, mais aussi à l’aune des spécificités épistémologiques propres à chaque champ de connaissances –, et les contenus désignant des savoirs procéduraux en tant que discours d’action relatif à des domaines professionnels. Les mathématiques ou l’histoire relèvent des savoirs décontextualisés – ce qui n’empêche pas qu’ils puissent être des outils servant l’action –, tandis que la technologie et les contenus professionnels relèvent des savoirs procéduraux précédant ou accompagnant l’action. Cette tension traverse de manière récurrente l’expérience des élèves de LP, et seule une minorité d’entre eux parviennent à la dépasser en entrevoyant un dialogue ou des convergences entre les savoirs décontextualisés et les savoirs « professionnels ». Le sens des savoirs présente une cohérence qui s’élabore à partir d’un regard conciliant les différents apprentissages (scolaires et professionnels) et leurs finalités, leur « utilité pratique » n’étant qu’un objectif parmi d’autres. L’élève positionne ainsi les savoirs eu égard à leur effet formateur de soi, en même temps qu’il les intègre dans la connaissance du monde, et dans leur effet quant à la maîtrise des rapports sociaux de domination. C’est une expérience dialectique où acquérir des connaissances, construire des savoir-faire, mettre en œuvre des compétences est en même temps vécu sur le mode de l’apprentissage de contenus symboliques, culturels et relationnels, et, par la même occasion, l’élève se construit comme sujet se construisant comme acteur autonome. Le rapport intégratif-évolutif aux savoirs se manifeste par la capacité qu’à l’élève à penser que la maîtrise de compétences et de connaissances est aussi maîtrise des relations sociales de pouvoir (« savoir parler de questions et tenir une discussion devant un patron », comme nous le dit cette élève en CAP « agent polyvalent de restauration », « comprendre le monde dans lequel on vit et montrer que l’on est au point au niveau des connaissances en mécanique », observe un élève de première bac pro « maintenance des véhicules automobiles »). L’élève se pense comme étant en constant apprentissage qui n’est jamais achevé. Nous avons néanmoins remarqué que la spécialité contribue à favoriser plus ou moins cette expérience. Les quelques cas d’élèves entretenant un rapport intégratif-évolutif aux savoirs sont scolarisés dans des spécialités usant davantage de la forme scripturale (notamment en secrétariat, en électrotechnique, en comptabilité et dans le domaine sanitaire et social), ou dans une spécialité qui semble la plus « professionnalisée » des formations telle que l’hôtellerie.

Altérité, sens des études et mobilisation sur les savoirs

En interrogeant au plus près les élèves sur ce qu’ils font et apprennent en LP, les enquêtes de terrain nous ont amené à penser autrement leur expérience qu’en termes de domination scolaire. Alors que la sociologie a longtemps traité de la socialisation comme processus complexe engageant des sujets et des contextes (Dubar, 1991 ; Dubet, Martuccelli, 1996), il est pour le moins surprenant qu’elle ait négligé la question des apprentissages scolaires (Lahire, 1999). Mais quel que soit le « niveau » scolaire des élèves, leur degré de mobilisation sur les savoirs, le contexte objectif auquel ils sont confrontés – notamment le LP, les savoirs, les pratiques pédagogiques, les spécialités ou les domaines professionnels –, une constante apparaît : tout apprentissage et tout mobile le sous-tendant ne prennent sens et n’ont lieu que soutenus par autrui. Trois « figures » dominantes désignent cet autrui : la famille, les camarades (ou amis) et les enseignants.

Le rapport aux savoirs et l’écho de l’expérience familiale

Les familles des élèves interrogés mettent beaucoup d’espoir dans le système scolaire, et ce en dépit des contraintes et des difficultés dans lesquelles elles peuvent vivre. Les conditions de vie familiales, la précarité, le chômage que connaissent de nombreux parents d’élèves pèsent aussi sur le rapport aux études. Le parcours scolaire et social des élèves porte souvent l’empreinte de nombreuses épreuves : tel élève a dû changer plusieurs fois d’école primaire, de collège, parfois de LP suite à des déménagements, parfois après un divorce parental ; tel autre élève n’a pu intégrer une section sélective avec internat, car les parents ne disposaient pas de moyens suffisants, tout en n’étant pas éligibles à une bourse scolaire ; telle autre élève a manqué à plusieurs reprises les cours car devant s’occuper de sa fratrie, ce qui contrarie ses chances de réussite. Pourtant, et contrairement aux présupposés du sens commun, des difficultés familiales ne génèrent pas mécaniquement un désintérêt ou une indifférence parentale à l’égard de la scolarité au LP. Les attentes familiales constituent souvent un fort appui symbolique à la scolarité, ce qui suscite une vive réaction des élèves vis-à-vis d’enseignants ou de personnels d’éducation soutenant que les parents auraient « démissionné ». Les acteurs du système éducatif ont intériorisé l’idée que la réussite scolaire n’est pas seulement l’affaire des pratiques pédagogiques, du cadre d’apprentissage instauré entre maître et élève, mais qu’elle relève aussi – et parfois surtout – de la mobilisation familiale, pensée en termes de ressources, de rapport positif à l’école et aux études, et de valeurs structurant leurs pratiques éducatives. Mais la clôture symbolique du système scolaire (Charlot, 1987), l’instauration historique d’une distance concomitante à l’essor de la forme scolaire (Vincent, 1980), ont conduit à instituer une distance entre l’école et les familles.

Les entretiens menés avec les élèves rendaient bien compte de l’étroite relation et du dialogue entre l’expérience socio-familiale et les expériences scolaires, une relation qui peut parfois être conflictuelle (quelques élèves font bien état de vives tensions entre le regard parental, parfois négatif sur le LP et donc sur leurs enfants, et la manière dont ceux-ci tentent de vivre positivement leur expérience scolaire). Les parents (au sens large du terme) des élèves mettent leurs espoirs sur le LP (y compris lorsque celui-ci est dévalorisé). Mais l’effet symbolique de ces expériences singulières, où l’on parle de l’école, où s’élaborent des espoirs et des projets, ne peut s’apprécier en dehors de la manière dont les élèves pensent leur subjectivité et la légitimité de leur scolarité en LP. L’expérience des élèves est donc loin de n’être que la « reproduction » de leur « classe », ou milieu socio-familial d’appartenance. D’abord parce que le LP a connu des changements au plan de son mode d’accueil et des modalités de formation, comme des contenus d’enseignement ; ensuite et par conséquent, les élèves font l’expérience d’une rencontre avec des savoirs « nouveaux » et, en tout cas, irréductibles à ceux que les parents ont pu apprendre (encore faut-il qu’il y ait homogénéité entre le domaine de formation professionnelle des parents et celui des enfants). C’est en prenant partiellement appui sur la famille que les élèves tentent de donner du sens à leur scolarité, un sens qui procède fortement d’une recherche de reconnaissance et d’une (re)construction de soi en devenant « quelqu’un » (pour soi et pour autrui, dont les parents). Mais la reconnaissance paraît impliquer tout autant les parents, les camarades de la classe, les copains de la vie, que les enseignants. Certes, la consistance et le sens de cette reconnaissance varient selon les sujets et les acteurs avec lesquels les élèves sont en interaction, mais il nous est apparu que le rapport à autrui est partie prenante de la trajectoire scolaire en LP, jusque dans la manière dont s’effectuent l’entrée et la mobilisation cognitive sur les activités scolaires et professionnelles.

Les interactions qui structurent la vie quotidienne des élèves agissent comme une combinatoire, de sorte que l’on ne peut en isoler les éléments pour en faire un déterminant en soi de leur expérience scolaire. En effet, si les parents mettent leur espoir sur le parcours scolaire en LP, si les élèves redéfinissent leurs relations avec leur milieu familial, c’est aussi parce qu’ils exercent progressivement une emprise sur les activités scolaires et professionnelles. Cette emprise doit aux pratiques pédagogiques, aux contenus des activités elles-mêmes, mais aussi aux interactions en classe, voire dans la vie quotidienne extra-scolaire. Les pairs, camarades de la classe ou « copains de la vie », participent aussi des configurations prises par le parcours en LP.

Les interactions avec les camarades de LP et les copains de la vie

Lorsqu’on écoute les élèves de LP, on perçoit que leur discours relatif aux interactions en milieu scolaire et dans la vie quotidienne fait référence aux savoirs et aux apprentissages, où il s’agit de s’auto-évaluer par rapport à autrui, d’exister autrement via l’acquisition de diplômes, voire de s’approprier des connaissances en prenant appui sur autrui, des copains ou des amis en général. Cette posture se présente différemment selon qu’il s’agisse des filles ou des garçons. Chez ces derniers, la sociabilité juvénile est posée comme indépendante des apprentissages. Ils sont plus attentifs que les filles à l’« apprentissage de la vie », qu’ils croient effectuer au contact de copains en dehors du LP. Les filles sont plus attentives à la sociabilité en LP, en particulier au sein de la classe ; elles sont plus nombreuses à évoquer « l’ambiance bonne » ou « mauvaise » de la classe pour travailler et apprendre. Tout se passe comme si là où les garçons valorisent la relation maître-élève pour « comprendre les cours » (voir plus loin), les filles investissent les rapports de sociabilité avec autrui au sein de la classe pour s’engager (collectivement ?) dans les apprentissages. Si les savoirs les plus valorisés réfèrent aux contenus professionnels, les élèves insistent aussi sur le rôle des camarades dans l’appropriation desdits contenus, y compris lorsqu’ils sont en classe. Ainsi, on apprend en classe « parce qu’on voit comment les autres travaillent… quand un élève va au tableau, j’essaie de voir comment il réfléchit et si j’ai réussi à faire l’exercice » (Julien, élève de première bac pro « maintenance des équipements industriels »). Le rapport aux pairs participe ainsi du rapport aux savoirs scolaires, sans que les élèves en aient forcément conscience.

Le jeu des comparaisons aux camarades de la classe conduit certains élèves à remettre en cause le « niveau » des exigences scolaires. Un écart significatif au niveau des compétences scolaires entre élèves conduit les meilleurs d’entre eux à se sentir tout autant en réussite, que stigmatisés (notamment lorsqu’ils ont l’impression que les enseignants ne sont pas suffisamment exigeants au niveau des sollicitations cognitives). Pour Jihane, élève de deuxième année de CAP « employé commerce multi-spécialités », « les cours sont trop simples et les profs passent trop de temps parce qu’il y a des élèves qui ne comprennent pas des choses simples […] C’est bien parce que je me sens à l’aise en étant première ou deuxième de la classe, mais d’un autre côté, j’ai l’impression de ne pas avancer ». Ce propos procède de la propre scolarité de l’élève, car issue de classe de 3ème générale, elle se sent à la fois « en avance » sur les autres camarades, tout en vivant son expérience comme une « chute » ou un déclassement. Mais dans le cas où l’élève éprouve de grandes difficultés en classe, il est parfois conduit à une sorte de résignation, les apprentissages effectués ne compensant pas l’écart perçu avec les autres camarades. Cette expérience, vécue par de nombreux élèves, est par exemple largement absente des analyses (savante ou profanes) traitant du décrochage en lycée professionnel ! La marginalisation d’une partie des élèves est aussi affaire de difficultés scolaires conduisant à la disqualification des plus faibles. Vivien, 20 ans, actuellement en première professionnelle « études et définition de produits industriels », a connu « deux années difficiles » en seconde professionnelle « systèmes électroniques numériques » : « Quand je suis rentré dans cette formation, j’étais passionné d’informatique, mais j’ai très vite vu que c’était difficile, j’ai eu du mal et les autres élèves étaient très forts… Je n’arrivais pas à suivre et même si les profs m’encourageaient, je ne comprenais pas […] Quand il y avait un travail à faire en groupe, personne ne voulait de moi parce que je passais pour ne pas être bon en électronique ».

Centralité et surestimation de la relation aux enseignants : ce que les interactions pédagogiques font aux élèves