Questions sur les établissements publics des savoirs fondamentaux: l'analyse de Jean Paul Delaha
Les futurs établissements publics locaux des savoirs fondamentaux :
Une scolarité obligatoire commune mieux organisée ou un risque de séparatisme scolaire assumé?
L’amendement inséré dans le projet de loi pour une « école de la confiance » pose une question importante pour l’avenir de la démocratisation de la réussite scolaire. S’agit-il de concevoir un cursus scolaire mieux articulé en faisant mieux travailler ensemble les écoles et les collèges dans une école du socle pour tous préparant, pour tous, des formations ultérieures d’égale dignité ? Ou est-ce la préfiguration non explicite de la mise en chantier de deux formes de scolarité obligatoire : ici, une scolarité obligatoire avec un socle appauvri simplement qualifié de « savoirs fondamentaux » préparant de préférence aux formations technologiques et professionnelles pour les enfants des milieux populaires dans les seuls « établissements publics des savoirs fondamentaux » et, ailleurs, une organisation scolaire inchangée avec un socle commun ambitieux préparant au seul lycée général ?
Disons-le d’emblée : s’il s’agit d’apporter une contribution décisive à la mise en œuvre d’une scolarité obligatoire enfin cohérente, avec une véritable articulation entre l’école élémentaire et le collège ; s’il s’agit de parvenir à une « scolarité obligatoire unique » en quelque sorte, qui parachèverait le projet initié en 1975 avec un collège pour tous et pas seulement un petit lycée pour quelques-uns ; s’il s’agit de parvenir à la réalisation de « l’école fondamentale » imaginée depuis longtemps mais jamais réalisée, alors il faut analyser attentivement ce projet qui pourrait répondre à une ambition que nous sommes nombreux à partager, depuis longtemps et tous bords politiques confondus. Même si « l’établissement public des savoirs fondamentaux » est apparu curieusement, presque subrepticement, au moyen d’un amendement parlementaire.
Le sujet mérite plus qu’attention en effet car la France a non seulement conçu un système qui contraint les élèves à effectuer leur parcours de scolarité obligatoire dans deux établissements successifs et radicalement différents, mais elle l’a fait en transférant dans la deuxième partie de la scolarité obligatoire, le collège, un modèle d’enseignement secondaire ne pouvant convenir qu’à une partie des élèves, ceux qui se destinent au lycée général. Les autres comprennent très vite que le collège qui les accueille n’a pas été pensé pour eux.
Pour faire un bout de chemin avec ce projet, il faut néanmoins lever quelques réserves car lors de la discussion de la loi à l’Assemblée nationale, nous n’avons pas entendu beaucoup d’arguments pédagogiques pour justifier la création d’un nouvel établissement regroupant écoles et collèges. Nous avons surtout entendu des arguments de gestion. Nous n’avons pas suffisamment entendu que mieux articuler école et collège, c’est aider à une fin de scolarité obligatoire positive pour tous, le collège unique actuel étant en quelque sorte, malgré l’engagement des personnels et les progrès effectués depuis 1975, le miroir grossissant de la difficulté que l’on rencontre en France pour prendre en compte l’hétérogénéité des élèves. Confronté à la diversité des élèves, l’école et le collège doivent s’organiser pour assurer la réussite de tous. C’est un considérable effort pédagogique et qualitatif qui doit être produit pour, par exemple, parvenir à bien articuler le collectif et le particulier, le travail en classe entière hétérogène et la prise en compte des besoins spécifiques de chacun. De tout cela, il n’a guère été question en première lecture à l’Assemblée nationale.
Et faut-il vraiment, pour une meilleure articulation école-collège, aller jusqu’à créer un nouvel « établissement public des savoirs fondamentaux » et rayer d’un trait de plume, via un amendement, notre école primaire ? Cela ne nous semble pas a priori indispensable. On pourrait néanmoins, comme l’actuel projet de loi le prévoit, vérifier l’hypothèse de la nécessité d’un nouvel établissement au moyen d’expérimentations et avec un minimum de consultation préalable et évidemment pas en généralisant d’emblée et de façon autoritaire. En n’oubliant pas non plus que, pour une meilleure liaison entre cycles au cours de la scolarité obligatoire, nous ne partons pas de rien. Le travail a été mis en chantier, et il faut s’en féliciter, dans une grande continuité républicaine par la loi Jospin de 1989 avec la mise en place des cycles ; par la loi Fillon de 2005 avec le socle commun de connaissances et de compétences ; par la loi Peillon de refondation du juillet 2013 avec l’amélioration du socle en socle commun de connaissances, de compétences et de culture, le nouveau cycle d’apprentissage CM1-CM2-6,, et le conseil école collège ; par l’action de Najat Vallaud-Belkacem avec la réforme du collège et les nouveaux programmes. C’est donc une œuvre de longue haleine, avec des avancées et parfois des reculs.
S’il s’agit bien, avec ce projet, d’une nouvelle étape politique qui apporte une contribution à la réussite de tous les élèves, alors nous ferons partie de ceux qui suivront avec attention l’expérimentation de ce nouvel établissement. Il faudra notamment veiller à ce qu’on ne secondarise pas l’enseignement élémentaire dans cette nouvelle structure et, inversement, qu’on ne primarise pas le collège. La nouvelle classe de 6edans le nouveau cycle CM1-CM2-6e n’est pas un CM3 et le nouveau CM2 n’est pas davantage une 7e. Il faudra aussi veiller à ce que les directeurs et directrices d’école ne disparaissent pas et puissent dans cette expérimentation trouver les moyens (en aide administrative, en temps, …) de conforter leur fonction, car on ne voit pas en quoi leur disparition améliorerait l’articulation école-collège. Faut-il ici rappeler à ceux qui ne connaissent pas le quotidien de nos écoles primaires que l’essentiel des tâches des directrices et directeurs d’école pourra très difficilement être transféré au siège du nouvel établissement ? Il faudra aussi veiller à ce que le lien historique entre l’école primaire et la commune, lien qui évoluerait nécessairement dans cette nouvelle configuration, ne disparaisse pas. Il faudra surtout veiller à ce que ces nouveaux établissements apportent une véritable plus-value pédagogique et ne soient pas des entités essentiellement bureaucratiques et hiérarchiques. Encore une fois, la seule raison qui peut justifier ce nouvel établissement est celle d’une meilleure articulation pédagogique entre les cycles.
Toutes ces questions sont essentielles et les régler ne sera pas facile, surtout si on passe en force sans prendre le temps de la concertation avec les personnels, les parents et les élus. Ce sont d’abord des questions politiques, avant d’être des questions techniques et pédagogiques : est-ce que notre pays veut, oui ou non, donner une culture commune de haut niveau à tous les jeunes pendant la scolarité obligatoire et donc organiser pour ce faire la scolarité de ces jeunes dans une école commune, quel que soit le nom qu’on lui donne et quelle que soit la forme que cela peut prendre, l’établissement unique n’étant pas forcément la seule formule possible ? Est-ce trop demander dans un pays qui prône le « vivre ensemble » que de tout faire pour « scolariser ensemble » la jeunesse de notre pays au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire, nouvel établissement ou pas ?
Mais la création des établissements publics des savoirs fondamentaux peut aussi répondre à d'autres objectifs que celui visant une meilleure articulation pédagogique entre l’école et le collège. Un objectif de réduction des coûts en premier lieu. Le ministre s’en est défendu et nous en prenons acte. Mais, en février dernier, lors du débat parlementaire, on a plus parlé d’administration et d’économies de postes que de meilleure réussite des élèves, ce qui n’est pas bon signe. Ce qui n’est pas bon signe non plus c’est, en l’état du texte qui va être prochainement discuté au Sénat, l’absence de référence au socle commun, repère indispensable pour que tous les élèves puissent partager un commun de connaissances, de compétences et de culture comme son nom l’indique. Pourquoi cette absence ? Y aurait-il en perspective, un autre objectif: la mise à disposition d’une « boîte à outils » permettant de créer des lieux de scolarisation obligatoire dont l’ambition ultime serait les « savoirs fondamentaux » et d’autres qui viseraient plus haut avec un « socle commun de connaissances et de culture » qui, jusqu’à preuve du contraire est toujours l’objectif fixé par la nation à la scolarité obligatoire pour tous les élèves et pas seulement pour une partie d’entre eux ? Là encore, le ministre s’en est défendu et, là encore, nous en prenons acte. Mais cela ne lève pas complètement nos inquiétudes. Le ministre sait probablement que ceux qui n’ont jamais accepté l’idée même d’un collège unique pourraient utiliser un jour cet amendement avec d’autres intentions.
Et ce n’est pas une vue de l’esprit car, en 2012, le think tank libéral Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) avait avancé une proposition pour l’élection présidentielle[1] : « Ecole : la révolution de la responsabilité : créer des ‘’écoles fondamentales’’ pour les élèves en difficulté et doubler le salaire de leurs professeurs ». Partant du postulat que les enseignants « s’épuisent à faire assimiler le programme scolaire à leurs élèves et avec un résultat vain, pour un trop grand nombre d’entre eux », il faudrait en conséquence « prendre acte des transformations de la société française. De nouvelles formes d’hétérogénéité sociale rendent désormais impossible la distribution d’un même savoir à tous, au même moment de la vie et selon les mêmes méthodes ». Le think tank a trouvé la solution au problème qu’il n’hésite pas à qualifier, et cela résonne curieusement en 2019, de politique éducative « fondée sur la liberté et la confiance ». En n’hésitant pas à récupérer le vocabulaire progressiste des combattants de la démocratisation scolaire des années 1970, Fondapol propose que « dans les zones identifiées comme devant faire l’objet d’une action spécifique, de nouveaux établissements d’enseignement secondaire doivent voir le jour sous le nom d’écoles fondamentales ». Dans ces établissements nouveaux, qui délesteraient ainsi les autres collèges de leurs élèves les plus en difficulté, les enseignants seraient payés double, mais « l’impact budgétaire sera neutre grâce à l’augmentation du nombre d’heures de présence devant les élèves des enseignants et à la reconversion des heures d’enseignement correspondant aux disciplines supprimées ». Les partisans d’une scolarité obligatoire différenciée en objectifs de connaissances et de compétences selon les niveaux et origines sociales des élèves pourraient donc trouver un jour dans le code de l’éducation, grâce à ces « établissements publics locaux des savoirs fondamentaux », un support juridique leur permettant de mener leur funeste projet à exécution. Car, pour reprendre une vieille formule d’un débat ressassé depuis la fin du 19e siècle, il existe encore de nos jours des adeptes du « péril démocratique » dans le domaine scolaire qui pensent que certains élèves n’ont rien à faire au collège, qui sont des défenseurs du redoublement et de l’examen d’entrée en sixième, ou qui prônent des solutions comme le préapprentissage, évidemment pour les enfants des autres, pas pour leurs enfants. Ce qui pourrait conduire à un cas de figure où les inégalités seraient assumées et la séparation des élèves organisée.
Jean-Paul DELAHAYE