Tribune d'Alain Boissinot, Viviane Boysse, François Dubet, Roland Goigoux, Michel Lussault, Philippe Meirieu et Florence Robine
Malgré le relâchement de la langue française et les impératifs éditoriaux, il est des mots qu’il ne faut utiliser qu’avec d’infinies précautions : « assassin » est de ceux-là. Notre histoire est trop chargée et notre actualité trop tragique pour qu’un livre désigne ainsi à la vindicte publique des universitaires, des chercheurs et des administrateurs de l’éducation nationale qui ont consacré leur énergie et leurs travaux à l’école.
C’est pourquoi nous sommes profondément choqués par le titre de l’ouvrage de Carole Barjon, Mais qui sont les assassins de l’école ? (Robert Laffont, 234 p., 18 euros). Relayé par un nombre important de médias nationaux recouvrant un large éventail politique, ce livre reprend des stéréotypes bien connus sur la destruction de notre école, mais il les inscrit dans une théorie du complot affirmant que les difficultés de l’école française ne sont dues qu’à un petit groupe de personnages malfaisants, aux motivations douteuses, aux compétences incertaines, mais à l’influence si forte que tous les ministres, de droite et de gauche, auraient cédé à leurs diktats.
Il n’évoque jamais les conséquences d’une démocratisation scolaire qui ne permet plus de se débarrasser précocement et facilement d’un très grand nombre d’élèves, ni les transformations de la culture, le creusement des clivages sociaux, l’angoisse des familles devant la concurrence scolaire et quelques autres « détails ».
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Nous sommes loin d’être opposés aux débats, même vigoureux. Nous en avons fréquemment entre nous, contrairement à ce que laisse penser un livre qui nous présente comme une caste unanime. Mais nous sommes atterrés de lire que la loi d’orientation de 1989 aurait accompli un « crime contre la société » en privant des générations d’élèves de l’accès à la langue et aux savoirs.
Certes, le procès n’est pas nouveau. On le trouve sous la plume de Brunetière, en 1895, dans La Revue des deux mondes. Plus récemment, c’est Pierre Gaxotte, dans Le Figaro, en 1970, qui titrait : « Le français condamné à mort ! ». En 1984, il y a plus de trente ans, c’est Michel Debré qui posait une question écrite au ministre de l’éducation nationale, lui demandant « s’il considérait que l’abandon de toute exigence en matière d’orthographe et de grammaire était désormais un article de foi pour tout l’enseignement ». Tout cela, bien sûr, avant que l’élève ne soit « au centre du système » !
Déploration et simplifications
On pourrait rire de cette litanie de la déploration si elle n’était le signe d’un double problème : d’une part, le caractère systématiquement nostalgique des propos publics sur l’éducation, sans doute parce que nous regrettons toujours, peu ou prou, le temps où nous étions plus jeunes, et parce que les élites imaginent que ce qui leur a si bien réussi doit réussir avec tout le monde.
D’autre part, la difficulté à sortir des schématismes et à comprendre que l’accès à la langue et au savoir ne relève pas de la pensée magique : apprendre ne se décrète pas et les injonctions, dans ce domaine, n’ont aucun effet sur le réel. La qualité d’une école se mesure peut-être moins par ses ambitions affichées que par ce que les élèves apprennent vraiment.
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Oui, nous prenons au sérieux le problème des inégalités dans l’école et de l’accès à la langue française : c’est pourquoi nous refusons toutes les simplifications qui abusent le public, discréditent le travail des enseignants, ignorent les recherches et les comparaisons avec des systèmes scolaires parfois plus efficaces et plus équitables, afin de rassurer l’opinion en désignant des boucs émissaires.
Oui, nous prenons au sérieux la question de la justice scolaire et de la manière de la combattre le plus tôt possible : c’est pourquoi nous demandons pourquoi l’école élémentaire française coûte 27 % de moins que dans les autres pays de l’OCDE, alors que nos lycées coûtent 30 % de plus, c’est pourquoi, aussi, nous continuons à penser que les enseignants doivent apprendre un métier tout en maîtrisant les disciplines.
Oui, nous sommes convaincus que la maîtrise de la langue est une priorité absolue : c’est pourquoi nous refusons d’exonérer la société, les médias et les modes de vie contemporains de toute responsabilité dans ce domaine. Combien de ceux qui se lamentent aujourd’hui sur la baisse du niveau en français prennent la peine d’écrire de vraies lettres à leurs proches et éteignent leurs téléphones portables quand ils sont en famille ?
Il est impératif de comprendre pourquoi notre école a tant de mal à tenir ses promesses. A condition de ne pas évacuer systématiquement certains travaux et de lire les textes avant de les critiquer. A condition de ne pas se contenter de montages de propos glanés ici ou là, mais de regarder ce qui se fait vraiment et concrètement dans les classes et qui mérite plus que quelques anecdotes bien choisies. A condition de ne pas confondre les déclarations d’intention et les réformes annoncées avec les pratiques réelles. A condition de s’astreindre à une exigence de précision, de justesse et de rigueur qui, pour apparaître désuète, n’en reste pas moins essentielle, surtout quand on ne cesse de dénoncer la chute des exigences et celle du niveau.
Un triple mépris
Comment, en effet, peut-on prendre au sérieux un ouvrage où des personnes sont affectées à des institutions auxquelles elles n’ont jamais appartenu, où la responsabilité des programmes du primaire est attribuée à ceux qui ont élaboré les programmes du lycée, où l’on fait semblant de croire que la doxa pédagogique affirmerait que l’enfant construit seul son savoir, où l’on affirme qu’il n’y a plus de répétition, de dictées et de mémorisation dans les classes aujourd’hui ?
Comment croire un ouvrage qui présente comme un défenseur de la méthode globale celui qui, le premier, en a établi scientifiquement les faiblesses ? Comment croire un ouvrage qui réduit la question complexe de la grammaire à celle de l’utilisation du mot « prédicat », qui dénonce ce « jargon » pédagogique contemporain en faisant mine d’ignorer que l’enseignement du « conditionnel passé deuxième forme » n’était pas vraiment d’une clarté absolue pour tous les élèves ? Comment croire un ouvrage qui reproche aux uns de ne pas être capables de reconnaître leurs erreurs et aux autres d’avoir changé d’avis ? Bref, comment croire un ouvrage qui ne s’applique pas à lui-même les vertus dont il se prétend porteur.
En réalité, le livre de Carole Barjon est l’expression d’un triple mépris : mépris de l’étude, de la recherche et de la réflexion ; mépris des enseignants, les principaux acteurs de l’école, qui travaillent avec les élèves tels qu’ils sont ; mépris des élèves qui n’ont pas la chance d’être conformes à un hypothétique idéal et qui ont l’arrogance de réclamer un peu de sens à ce qu’on leur enseigne.
L’Ecole française ne va pas bien. Mais elle mérite mieux que ce mépris et cette ignorance, ce mélange de rumeurs et de théorie du complot. Elle mérite aussi qu’on cesse de lui rabâcher qu’elle n’aurait pas d’autre avenir que le retour vers un âge d’or qui n’a jamais existé.
Alain Boissinot, ancien recteur, ancien directeur de l’enseignement scolaire ; Viviane Bouysse, inspectrice générale de l’éducation nationale ; François Dubet, sociologue ; Roland Goigoux, professeur de sciences de l’éducation, université de Clermont-Ferrand ; Michel Lussault, géographe, président du Conseil supérieur des programmes ; Philippe Meirieu, pédagogue ; Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire
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